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Patrimoine mondial de l’humanité: Anticosti porte les archives géologiques de la vie


PORT-MENIER, île d’Anticosti | Comptant au moins 1400 espèces de fossiles datant de plus de 400 millions d’années, l’île d’Anticosti pourrait devenir, dans moins d’un an, l’un des sites naturels du patrimoine mondial de l’humanité, comme les îles Galapagos en Équateur, le parc Yellowstone aux États-Unis ou la Grande Barrière de corail d’Australie. 

« En traversant l’île, on voit défiler 10 millions d’années », déclare André Desrochers, professeur de sciences de la terre à l’Université d’Ottawa, qui fréquente Anticosti depuis plus de 45 ans. 


Le géologue André Desrochers a craqué pour l’île dans les années 1970. Il pilote l’équipe scientifique du comité portant le dossier à l’UNESCO.

Photo Mathieu-Robert Sauvé

Le géologue André Desrochers a craqué pour l’île dans les années 1970. Il pilote l’équipe scientifique du comité portant le dossier à l’UNESCO.

Encore sous le charme de cette île 17 fois plus grande que celle de Montréal – l’équivalent de la distance Montréal-Québec –, il a contribué à faire connaître les milieux marins enfouis dans les couches sédimentaires. 

Ici, on n’a qu’à se pencher pour apercevoir des carapaces de brachiopodes et de trilobites figées dans la roche calcaire depuis la petite enfance de la vie sur Terre. 

« On sait qu’un phénomène catastrophique a fait disparaître 85 % des espèces vivantes à la fin de l’Ordovicien, il y a environ 440 millions d’années. Nous sommes les lointains descendants de cette première extinction massive, et les archives se trouvent dans les falaises spectaculaires qui se dressent devant nos yeux », s’émerveille M. Desrochers, responsable du volet scientifique de la mission qui consiste à défendre la candidature d’Anticosti dans le processus d’accréditation à l’UNESCO, entamé il y a cinq ans.


Accumulés dans le fond marin à la suite d’une tempête il y a 445 millions d’années, ces mollusques ont été figés dans la pierre jusqu’à leur découverte.

Photo Mathieu-Robert Sauvé

Accumulés dans le fond marin à la suite d’une tempête il y a 445 millions d’années, ces mollusques ont été figés dans la pierre jusqu’à leur découverte.

On y est presque ! 

Même si tous les acteurs de ce long processus ne veulent pas vendre la peau de l’ours trop vite, il semble qu’à cette étape, les plus grands obstacles à l’approbation de l’UNESCO, en juin 2023, soient franchis.

Cette nomination n’apportera pas de financement international à Ottawa et Québec. 

« Mais on y gagnera une visibilité mondiale et l’assurance d’une protection permanente le long des 550 km de berges et une grande partie du lit des rivières Vauréal et Jupiter », affirme Katie Gagnon, coordonnatrice pour la candidature d’Anticosti à l’UNESCO depuis 2019. 

« Et fini les projets de développement de pétrole, de gaz ou de mines », poursuit-elle.

Compte tenu de la complexité de la démarche, c’est à son avis le dernier projet de cette ampleur pour une génération de Québécois. La prochaine mise à jour des sites canadiens n’aura pas lieu avant 2032. Seulement huit projets (dont Anticosti) avaient été retenus en 2017 sur une cinquantaine de propositions.  

Moins de véhicules à moteur

Les randonneurs, les pêcheurs et les chasseurs pourront continuer d’y circuler, mais les véhicules à moteur de type motoneige ou quadrimoteur seront limités à certains endroits. 

La recherche scientifique sera la grande gagnante de cette île mystérieuse, qui a été le cauchemar des navigateurs avec plus de 450 naufrages.

PLUSIEURS MILLÉNAIRES D’OCCUPATION HUMAINE

-3500

Des Autochtones fréquentent Notiskuan, ou « lieu où on chasse l’ours », à l’origine du nom Anticosti. 

1600 

L’île est offerte par le roi de France à Louis Joliet, qui devient sieur de Mingan et d’Anticosti. 

1690

L’amiral Phipps, de la flotte anglaise, s’échoue au large de l’île, alors qu’il revient vaincu d’une bataille à Québec. 

1874

L’Anticosti Island Company tente de peupler l’île. C’est un fiasco et la compagnie est vendue 10 ans plus tard. 

1895

Le millionnaire français Henri Menier achète l’île pour 125 000 $.

1913

Après la mort d’Henri Menier, son frère Gaston prend la relève, mais de façon moins ambitieuse. Il vend l’île en 1926 à la Wayagamack Pulp and Paper pour 6,5 M$. 

1937

Le bras droit d’Hitler, Herman Goering, offre d’acheter l’île au nom de l’Allemagne pour 14 M$. La guerre est déclarée avant que l’affaire soit conclue. 

1967

La Wayagamack Pulp and Paper, qui avait acquis la Consolidated Paper Corporation, propriétaire de l’île, devient la Consolidated Bathurst. 

1974

Le gouvernement du Québec devient propriétaire de l’île pour 23,8 M$, mettant fin à un siècle de gestion privée. 

1984

Création de la SÉPAQ, qui devient le principal gestionnaire des activités.

1996

Le dernier ours est aperçu à Anticosti. 

2017

Inscription sur la liste indicative du patrimoine mondial de l’UNESCO 

2022

Le Centre du patrimoine mondial accepte la proposition du Canada. Il dispose de 18 mois pour faire connaître ses recommandations.

 

Les étapes d’une approbation

Lorsqu’elle obtiendra l’approbation finale de l’UNESCO en 2023, Anticosti s’ajoutera aux 1154 sites de 167 pays considérés comme « patrimoine commun de l’humanité », en raison de leur « valeur universelle exceptionnelle ». 

Ces sites se divisent en quatre catégories

Les sites culturels (par exemple les pyramides d’Égypte et le Taj Mahal en Inde), naturels (le parc national Yellowstone aux États-Unis, le lac Baïkal en Russie), mixtes (les Blue Mountains de la Jamaïque, les sites de peinture rupestre de Turquie), ou en péril (anciennes villes de Jérusalem, d’Alep et de Damas). L’île d’Anticosti serait le 219e site naturel. 

La démarche pour une telle reconnaissance est longue et complexe. Elle consiste à franchir quatre étapes.

  1. Inscription sur la liste indicative : le gouvernement du Canada voit le projet d’Anticosti retenu parmi environ 50 propositions en 2017.
  2. Préparation du dossier. En janvier 2022, le Centre du patrimoine mondial accepte la proposition d’inscription. Le document de présentation compte quelque 2500 pages. L’UNESCO dispose de 18 mois pour exprimer ses recommandations. 
  3. Évaluation de la proposition par un représentant de l’Union internationale de la conservation de la nature (UICN). Cette étape se fait en toute discrétion. Une évaluation documentaire est effectuée par plusieurs spécialistes et est complétée par une visite sur le terrain par un expert désigné.
  4. La décision sera prise lors d’une réunion du comité du patrimoine mondial de l’UNESCO, prévue en juin 2023. Elle se base sur la recommandation de l’UICN.

Quelques exemples de sites du patrimoine mondial

  • Sanctuaire historique de Machu Picchu, Pérou 
  • Rives de la Seine, France 
  • L’Acropole, Grèce 
  • Grande Muraille, Chine 
  • Thèbes antique et sa nécropole, Égypte 
  • Stonehenge, Royaume-Uni  
  • Grande Barrière de corail, Australie

Le Canada compte 20 sites du patrimoine mondial, dont deux au Québec, soit l’arrondissement historique du Vieux-Québec et le parc national de Miguasha, en Gaspésie.

 

L’extinction comme si vous y étiez

Joshua Zimmt poursuit une longue tradition de recherche scientifique à Anticosti


Joshua Zimmt découvre encore des fossiles intéressants à l’Anse-aux-Fraises après quatre séjours d’étude à Anticosti. Ce chercheur en paléobiologie a notamment publié dans la revue Science un article sur le tyrannosaure, mais à Anticosti, il revient à des temps bien plus anciens.

Photo Mathieu-Robert Sauvé

Joshua Zimmt découvre encore des fossiles intéressants à l’Anse-aux-Fraises après quatre séjours d’étude à Anticosti. Ce chercheur en paléobiologie a notamment publié dans la revue Science un article sur le tyrannosaure, mais à Anticosti, il revient à des temps bien plus anciens.

« Il n’y a aucun autre endroit au monde où on peut voir aussi clairement les effets de la première extinction massive », explique le paléobiologiste américain Joshua Zimmt. 

Dans le cadre de son doctorat à l’Université Berkeley, en Californie, Zimmt en est déjà à son quatrième séjour à Anticosti, en route pour l’Anse-aux-Fraises. Il poursuit ainsi une tradition de recherche entamée au début du 20e siècle par le frère Marie-Victorin. 

Le Journal l’accompagne sur le terrain où, à l’aide de son petit marteau, il extrait des formations calcaires des coquillages datant de l’Ordovicien, il y a 445 millions d’années. 

Si caractéristiques de l’île, les falaises qui s’élèvent devant nos yeux résultent d’un phénomène appelé « rebond postglaciaire ». C’est l’équivalent d’un matelas qui reprend sa forme après la levée de votre corps. 

Il y a 12 000 ans, l’île était enfoncée sous un kilomètre de glace ; en fondant, celle-ci l’a libérée d’un poids gigantesque. Encore aujourd’hui, elle poursuit sa remontée, exposant d’anciennes couches de sédiments. 


Joshua Zimmt

Photo Mathieu-Robert Sauvé

Joshua Zimmt

« Ici, il n’y a presque plus aucune forme de vie », signale le chercheur en montrant un morceau de calcaire uniforme qu’il compare à un autre où les traces de vie sont nombreuses. 

On comprend qu’entre les deux couches, un phénomène a causé la disparition de 85 % des espèces vivantes. 

On pense qu’un changement extrême du climat a pu jouer un rôle, mais les causes de cette extinction sont encore mal connues. 

Migration terrestre 

L’incroyable biodiversité fossilisée de ce secteur ne date pas d’hier. 

« Anticosti était alors au milieu des tropiques et le fond marin était grouillant de vie », commente la géologue Joëlle Dufour durant la visite guidée à l’écomusée de Port-Menier. Elle montre des fossiles de formes variées, dont la plupart ont disparu.  

C’est la dérive des continents qui a poussé la formation géologique de l’Équateur à nos latitudes. À quelques centimètres par an, l’île a été poussée comme un radeau jusqu’à nous. 

« Nous avons de la chance, car l’observation de phénomènes géologiques peut nous en apprendre beaucoup sur les causes des extinctions massives », commente le chercheur américain en revenant vers le village. 

Il rappelle que la planète est possiblement entrée dans sa sixième extinction, l’Anthropocène. Les changements climatiques seraient en cause.

LES 6 EXTINCTIONS MASSIVES

  1. 445 millions d’années
    Ordovicien-Silurien
  2. 380-360 millions d’années
    Dévonien
  3. 242-245 millions d’années
    Permien-Trias
  4. 201 millions d’années
    Trias-Jurassique
  5. 66 millions d’années
    Crétacé-Paléogène
  6. Actuel
    Anthropocène ou Holocène

 

Renards, aigles et hirondelles y prolifèrent

LES RENARDS DEUX COULEURS


Anticosti

Photo courtoisie, Alex Anticosti

Les renards circulent librement au milieu du village de Port- Menier, comme les chats à Montréal.

À l’instar du cerf de Virginie, cette espèce a trouvé à Anticosti un écosystème idéal. Son pelage est roux, noir ou… mélangé. 

La libération de renards d’élevage par le propriétaire Henri Menier, à la fin du 19e siècle, semble avoir modifié la variété de la communauté insulaire. Sur le continent, le roux domine ; pas à Anticosti. « Roux, croisés et argentés se retrouvent à peu près en nombre égal, parfois les trois dans la même portée », note la guide d’aventure Danièle Morin, fondatrice du site anticosti.net. 

Bénéficiant de l’isolement géographique de l’île, le renard n’a aucun prédateur terrestre ici. Ni concurrent comme le loup, la belette, le raton laveur.

Comme le canidé se nourrit des carcasses de cerfs, abondantes au printemps au moment des naissances, et de lièvre, une autre espèce introduite par Henri Menier, il a trouvé ici un véritable éden.

L’AIGLE DES ÉTATS-UNIS EST ICI CHEZ LUI


Anticosti

Photo courtoisie, Alex Anticosti

Oiseau de proie figurant sur la liste des espèces menacées ou vulnérables du Québec depuis 2003, le pygargue à tête blanche a connu un déclin partout sur le continent durant le siècle dernier, sauf sur l’île d’Anticosti. 

En raison de l’éloignement, il n’a pas été affecté par l’utilisation d’un produit toxique, le DDT, qui rendait les œufs friables. Symbole aviaire des États-Unis, il apparaît sur les billets de banque et sur les armoiries du pays. 

« On en voit régulièrement autour de l’île ; cet oiseau a l’habitude de réutiliser le même nid d’une année à l’autre », mentionne Gaétan Laprise, qui habite l’île d’Anticosti depuis plus de 40 ans.  

LES HIRONDELLES BICOLORES BATIFOLENT


Anticosti

Photo courtoisie, Alex Anticosti

Au Québec, les populations d’hirondelles bicolores ont fondu de trois quarts de 1970 à 2014, selon le Deuxième atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional. Mais à voir les oiseaux qui s’alignent sur les cordes à linge et sur la grève à Anticosti, on a l’impression que le déclin ne les affecte pas. 

Toutes les cabanes à oiseaux de la rue du Cap-blanc, à Port-Menier, ont accueilli des couples cette année. Et les petits se sont lancés hors du nid durant le mois de juillet, dans un ballet aérien valant le détour. 

Parmi les raisons du déclin des six espèces d’hirondelles présentes au Québec, la diminution des insectes est souvent évoquée. Or, l’utilisation de pesticides à des fins agricoles est à zéro ici.

ROI DU CHOCOLAT… ET DES CHEVREUILS


Le cerf de Virginie s’est très bien adapté à l’île d’Anticosti.

Photo Mathieu-Robert Sauvé

Le cerf de Virginie s’est très bien adapté à l’île d’Anticosti.

Surnommé le roi du chocolat, en raison de ses importations de cacao d’Amérique latine vers l’Europe, Henri Menier, le premier propriétaire privé de l’île d’Anticosti en 1895, voulait faire de l’endroit sa réserve personnelle de chasse et de pêche. Il rêvait depuis longtemps d’acquérir une île et avait même regardé en Turquie. 

Il se fait construire en 1895 une immense demeure à Baie-Ellis, rebaptisée plus tard Port-Menier. 

Il soutient la colonisation, mais édicte 23 règlements, dont l’interdiction de chiens et d’armes à feu. 

L’agriculture et la pêche commerciale se développent en plus de l’exploitation forestière. 

À partir de 1895, Menier introduit environ une centaine de cerfs de Virginie, communément appelés chevreuils, capturés sur le continent à L’Islet et à Cap-Chat. 

Pour nourrir sa passion de chasseur, il ajoute non seulement le cerf de Virginie, mais aussi l’orignal, le castor, le lièvre et la… grenouille (pour s’attaquer aux insectes). Il obtient un succès éclatant avec le cerf en raison de l’abondance de nourriture et de l’absence de prédateurs. La sous-espèce de l’île est de taille légèrement plus petite.

Et des échecs

Toutes les initiatives du riche chocolatier ne sont cependant pas couronnées de succès. Le bison, introduit en 1896, ne survit pas. 

La compagnie forestière qui possède l’île reprend l’idée de Menier et tente l’introduction d’espèces non indigènes de 1926 à 1967 : caribou, wapiti, vison, pékan et faisan à collier. 

Toutes ces tentatives sont des échecs.

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