A 73 ans, Frans de Waal n’a plus rien à prouver dans le monde de la primatologie, dont il est l’un des membres les plus éminents. Dans Différents (Les Liens qui libèrent, 480 pages, 25 euros), un ouvrage rédigé pendant la pandémie, il partage des décennies d’observation de grands singes dans leur milieu naturel et en captivité – particulièrement de nos plus proches cousins, les chimpanzés et les bonobos. Il estime qu’« ils nous tendent un miroir qui nous permet d’aborder le genre sous un nouvel angle », mêlant biologie et culture.
Votre premier livre grand public a été publié en 1982, il portait sur la politique chez le chimpanzé. Il y était déjà question de sexe et de pouvoir. Pourquoi avoir cette fois abordé le thème du genre ?
La raison est que lorsque je fais des conférences sur l’intelligence et les émotions animales, et que je mentionne les différences entre les sexes, les gens sont curieux. Notamment parce qu’ils entendent dans les médias que le genre est culturel, flexible, et que nous pouvons élever nos enfants de manière neutre si nous le voulons. Le grand public est sceptique à ce sujet, et il veut savoir ce que les biologistes en pensent.
Les gens sont persuadés que les garçons et les filles sont différents, mais ils ne sont pas non plus convaincus par le discours biologique très déterministe venu des années 1970, où on pouvait dire d’un comportement qu’il est « précâblé » ou que nous sommes « esclaves de nos gènes ». Et je pense qu’ils ont raison : c’est une façon très simpliste de voir la biologie, et nous sommes en partie à blâmer, nous les scientifiques, pour cette idée fausse.
« La majorité des mâles alpha protègent les plus faibles, maintiennent la paix et la cohésion du groupe. Ils ont un rôle très constructif »
Ma conviction est que vous ne pouvez jamais dire d’un comportement qu’il est purement biologique ou culturel. Les humains sont des animaux, chez lesquels on rencontre toujours des interactions entre les deux dimensions. Et je dirais la même chose pour les autres primates, notamment les chimpanzés et les bonobos dont le très long développement comporte beaucoup d’apprentissages et d’influences culturelles.
Chez les grands singes, contrairement aux idées reçues, écrivez-vous, « les mâles exercent moins de contrôle qu’on ne l’imagine ». La notion de mâle alpha, que vous avez popularisée, n’a-t-elle pas nourri ce préjugé ?
Les gens ont cette vision selon laquelle les primates sont forcément dominés par les mâles. C’est une idée fausse qui est née d’une étude ancienne sur les babouins dans un zoo, où les mâles étaient clairement violents et dominants. Je ne vois pas du tout les primates comme ça. Tout d’abord, parce que chez nos deux parents les plus proches, les chimpanzés sont dominés par les mâles, tandis que parmi les bonobos, ce sont les femelles qui prédominent. Ce n’est donc pas si simple.
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