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« Il ne faudrait pas que le Nord s’arroge le droit de dicter au Sud ce qu’il doit faire »


Des personnes marchent dans les eaux de crue et les terres agricoles inondées après de fortes pluies à Hadeja, au Nigeria, le 19 septembre 2022.

Le développement de l’Afrique doit-il, encore, attendre que l’on sauve le climat ? A force de promesses non tenues et de double langage, les discours sur la transition vers un monde neutre en carbone passent de plus en plus mal auprès des gouvernements africains. Après le sort fait au continent pendant la pandémie de Covid-19, ils n’ont pas de peine à penser que demain ils pourraient être à nouveau les perdants. « Nous devons nous mettre d’accord sur ce qu’est une transition juste pour l’Afrique et cette discussion doit avoir lieu [lors de la COP27 en Egypte, du 6 au 18 novembre] à Charm El-Cheikh », a prévenu le président sénégalais Macky Sall, au nom de l’Union africaine dont il assure la présidence tournante.

A l’origine de moins de 3 % du total mondial des émissions de gaz à effet de serre cumulées depuis le début de l’ère industrielle, le continent est en première ligne d’une crise climatique dont il supporte la facture au détriment d’autres priorités. « Nos pays sont d’ores et déjà contraints de consacrer chaque année entre 2 % et 5 % de leur produit intérieur brut pour faire face à un problème qu’ils n’ont pas créé. C’est une des plus choquantes injustices à l’égard du continent », s’était offusqué Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l’Union africaine, lors du sommet sur l’adaptation de l’Afrique organisé à Rotterdam en septembre et à laquelle les chefs d’Etat des pays industrialisés n’avaient pas jugé bon de participer.

Pour des centaines de millions d’Africains, le coût de la crise climatique repousse ainsi à un horizon encore plus lointain l’espoir de pouvoir vivre dignement, de bénéficier de services de santé et d’éducation de qualité. Malgré les progrès réalisés au cours des dernières décennies, 33 pays sur 54 appartiennent toujours à la catégorie des moins avancés et la région concentre 60 % de l’extrême pauvreté au niveau mondial. Plus d’une personne sur trois vivait sous le seuil international de 2,15 dollars par jour en 2019, selon les statistiques publiées en octobre par la Banque mondiale. Et celles-ci ne tiennent compte ni des conséquences de la pandémie de Covid-19 ni de celles de la guerre en Ukraine sur la dégradation des conditions de vie des plus vulnérables.

Une agriculture pluviale

Or, sur le front du climat, le pire est encore à venir pour une population en majorité dépendante de l’agriculture pluviale et dont le nombre est appelé à doubler d’ici à 2050. Les conclusions du sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) consacré aux « impacts, à la vulnérabilité et à l’adaptation au changement climatique » justifient l’inquiétude des dirigeants africains. Sous l’effet de vagues de chaleur intenses, de sécheresses prolongées et de pluies de plus en plus erratiques, les rendements agricoles du maïs ou du blé ont commencé à décliner, prévient le GIEC. Des dizaines de millions de personnes ont dû quitter leur foyer pour échapper à l’élévation du niveau de la mer.

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A travers le continent, la chronique mortifère liée à la multiplication des évènements climatiques extrêmes ne laisse plus de répit. Le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, affronte depuis l’été des inondations d’une rare intensité. Plus de 600 personnes ont péri, 1,3 million a été déplacé et 110 000 hectares restent ensevelis sous les eaux. En Somalie, après plus de deux années de sécheresses, près de 8 millions de personnes – la moitié de la population – ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence et le gouvernement s’apprête à déclarer officiellement la famine. Ce ne sont que deux exemples sur une liste trop longue pour être énumérée.

« L’urgence climatique est une réalité. Le continent souffre et cela va s’accentuer » Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais

Pour les scientifiques du GIEC, la plupart des pays africains entreront dans des régimes climatiques marqués par des températures sans précédent, plus tôt dans le siècle que les pays riches, situés à des latitudes septentrionales. Ce bouleversement se traduira notamment par l’augmentation du nombre de jours dans l’année où la température moyenne dépasse un seuil jugé létal pour les humains : entre 50 et 100 jours en Afrique de l’Ouest pour un réchauffement de 1,6 °C, entre 100 à 150 jours en Afrique centrale dans un scénario de hausse de 2,5 °C et de 200 à 300 jours à l’intérieur de la ceinture tropicale si les températures s’envolaient au-dessus de 4 °C.

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« L’urgence climatique est une réalité. Le continent souffre et cela va s’accentuer. Nous voilà revenus à cette grande ligne d’injustice entre le Nord et le Sud que décrivait [l’écrivain et ancien président sénégalais] Léopold Sedar Senghor, observe le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne. Mais il ne faudrait pas que l’inégalité s’ajoute à l’inégalité et que le Nord s’arroge le droit de dicter au Sud ce qu’il doit faire dans une nouvelle définition du développement compatible avec la préservation de la planète. Le moment est venu d’en finir avec cela. »

L’Afrique demande depuis de nombreuses années de se voir accorder un statut particulier pour tenir compte de son histoire et du retard de développement qui en résulte. « L’industrialisation des pays occidentaux a été rendue possible par l’exploitation des ressources naturelles du continent. La colonisation a fabriqué ce modèle fondé sur les exportations. Cela reste vrai aujourd’hui. Ce modèle ne s’est pas transformé. Les ressources naturelles représentent toujours 80 % de nos échanges extérieurs. La seule compensation à ce malheur est qu’il n’a pas pollué », rappelle l’économiste Carlos Lopes, professeur à l’université du Cap, en Afrique du Sud.

Un crédit estimé à 4 642 milliards de dollars

L’Accord de Paris sur le climat signé en 2015 et qui, pour la première fois, embarque tous les pays dans la lutte contre le réchauffement quel que soit leur niveau de développement, pose le principe d’« une responsabilité commune mais différenciée entre les Etats ». A côté de l’objectif de limitation de la hausse des températures à 2 °C et « si possible 1,5 °C » , il appelle à une transition juste qui allie développement durable et réduction de la pauvreté. Mais il ne propose aucune équation pour déterminer les responsabilités respectives des Etats et se garde d’évoquer la notion de réparation.

Dans la perspective de la réunion de Charm El-Cheikh, les économistes de la Banque africaine de développement (BAD) ont cependant fait les calculs. Les pays développés et les pays émergents ont déjà consommé 85 % du « budget carbone », ce quota d’émissions de gaz à effet de serre qui, selon les scientifiques du climat, permettrait de limiter la hausse des températures en dessous de 1,5 °C. La BAD en conclut que l’Afrique dispose d’un « crédit » estimé à 4 642 milliards de dollars, une fois converti au prix de la tonne de carbone en 2020. « Versé annuellement jusqu’en 2050 [horizon fixé pour atteindre la neutralité carbone], ce crédit carbone dû au continent s’élève à 165 milliards de dollars, soit presque dix fois plus que les financements climatiques internationaux reçus en moyenne entre 2016 et 2019 », écrivent-ils dans le rapport « Résilience climatique et transition énergétique juste en Afrique ».

Le décalage existant entre les besoins déjà chiffrés et les capitaux reçus permet aussi de comprendre la frustration exprimée par les pays africains : il leur faudrait 280 milliards de dollars par an d’ici à 2030 pour pouvoir mettre en œuvre leurs stratégies d’adaptation et leurs objectifs de réduction d’émissions fixées à travers ce que l’on appelle les « contributions déterminées au niveau national ». En 2020, seulement 30 milliards de dollars ont été mobilisés dont plus de la moitié sous forme de prêts. Et huit pays (Egypte, Maroc, Kenya, Afrique du Sud, Nigeria, Mozambique, Côte d’Ivoire et Ghana) en ont capté plus de la moitié, selon le centre de recherches américain, Climate Policy Initiative.

Pourquoi l’Afrique devrait-elle renoncer à exploiter ses énergies fossiles alors que presque tous les autres pays temporisent ou reviennent sur leurs engagements ?

« Nous sommes réalistes. Les pays industrialisés n’honoreront pas leur dette historique mais la création d’un mécanisme de pertes et dommages pour indemniser les dégâts déjà irréparables liés au réchauffement serait un tournant », estime Faten Aggad, de la Fondation africaine pour le climat, qui juge également inacceptable que les pays pauvres doivent s’endetter pour avoir accès à des financements : « C’est la double peine. »

L’introduction prévue en 2026 d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne sur les importations d’acier, d’aluminium et de ciment est aussi jugée inéquitable à l’égard de pays qui cherchent à entrer dans un processus d’industrialisation. « Les pays africains ont compris que la décarbonation des économies et le retour d’un discours sur la souveraineté industrielle avec la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ne leur sont pas favorables. Ils redoutent d’être encore cantonnés au rôle de producteurs de matières premières, fussent-elles des minerais stratégiques pour la transition écologique », observe Sébastien Treyer, directeur général de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI).

La crise énergétique provoquée par l’invasion de l’Ukraine a fait monter un autre débat : pourquoi l’Afrique devrait-elle renoncer à exploiter ses énergies fossiles alors que presque tous les autres pays temporisent ou reviennent sur leurs engagements ? En juillet, l’Union européenne a inscrit le gaz sur sa liste des énergies durables qui bénéficieront des investissements communautaires. Le Royaume-Uni relance la prospection en mer du Nord. L’Allemagne comme l’Italie se tournent vers les producteurs africains pour sécuriser leurs approvisionnements.

Un brevet de vertu un peu vite acheté

« Il est juste que l’Afrique puisse exploiter ses ressources pour améliorer la compétitivité de son économie et donner accès à l’électricité aux quelque 600 millions de personnes qui en sont encore privées », martèle Macky Sall depuis quelques mois. Sur un continent de 1,2 milliard de personnes, la production d’énergie dépasse aujourd’hui à peine celle de l’Allemagne. Mais pour presque aucun Etat, les projets de développement des capacités de production ne sont envisageables sans capitaux et technologies extérieures. Or, il y a un an, lors de la Cop26, une coalition de banques de développement et de bailleurs bilatéraux, dont la France, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, s’est engagée à cesser de financer tout nouvel investissement dans les énergies fossiles dès la fin de 2022.

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La décision est perçue par les Africains comme un brevet de vertu un peu vite acheté sur leur dos. Le partenariat pour une transition énergétique juste signé avec l’Afrique du Sud, assorti d’un financement de 8,5 milliards de dollars pour l’aider à sortir de sa dépendance au charbon, est en revanche regardé comme une initiative prometteuse.

« Il n’y a pas de grands et de petits pays dans cette crise à nulle autre pareille. L’Afrique ne doit pas se laisser imposer des choix mais elle ne doit pas non plus se soustraire à la responsabilité de se sentir concernée par l’avenir de la planète. Le dérèglement climatique nous donne l’opportunité de faire humanité ensemble pour sauver notre maison commune, veut espérer le philosophe Souleymane Bachir Diagne. Pour cela, le monde doit dépasser ses divisions tribales. »

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