C’est un segment du secteur de l’édition fait d’extrêmes, le plus souvent calme comme la surface d’un lac et fait parfois d’à-coups très brutaux. « Le marché du manuel scolaire ne vit que des réformes des programmes au cours desquelles les cartes sont totalement redistribuées entre les éditeurs », expose Yves Manhès, directeur de Belin Education (appartenant au groupe Humensis).
Déjà difficile à manoeuvrer, ce marché est cependant à la veille d’un bouleversement, avec ses défis et ses opportunités. Le numérique n’y pèse encore que 10 % de l’activité – avec une pointe à 30 % pour les lycées depuis que certaines régions (Grand Est, Ile-de-France, Paca, etc.) ont récemment décrété un objectif de 100 % numérique dans les établissements présents sur leurs territoires. Une logique qui devrait s’étendre lors les années à venir. Déjà, 18.500 collégiens et enseignants du département de la Seine-Maritime à la rentrée (et 60.000 d’ici quatre ans) seront dotés d’une tablette iPad (Apple). A terme, ces appareils pourraient alléger les lourds cartables des élèves en remplaçant les manuels.
« Un modèle plus récurrent, pérenne et moins cyclique »
« D’ici cinq à dix ans, on sera sur un marché du manuel scolaire numérisé à 70 % et le modèle économique va évoluer vers de l’abonnement [avec des frais de licence pour l’accès aux contenus du manuel scolaire numérique, NDLR], comme Netflix ou Spotify, fait valoir Raphaël Taieb, PDG et cofondateur de Lelivrescolaire.fr. Ce qui va impliquer une vraie révolution culturelle pour les acteurs historiques habitués à vendre de gros volumes de livres papier à plus de 20 euros l’unité, contre cinq à dix euros l’abonnement en moyenne. Cette nouvelle donne va lisser la courbe de revenus des éditeurs scolaires avec moins de pics lors des années de réforme et moins de creux, hors réforme. »
« Avec la numérisation du secteur, on est en train de basculer vers un modèle plus récurrent, pérenne et moins cyclique, approuve Guillaume Montégudet, directeur du pôle éducation et formation d’Humensis. Mais c’est aussi un marché qui va se concentrer. Le chiffre d’affaires est sur une tendance baissière et les investissements dans le numérique vont être lourds dans les années à venir. » Tout le secteur est donc aux aguets.
Entre 25 et 42 millions de livres vendus
En volume, le marché du manuel scolaire – un périmètre ne comprenant ni le parascolaire (les cahiers de vacances, le Bescherelle, etc.) ni les ouvrages ayant trait aux formations des enseignants ou encore les préparations aux concours – a oscillé, ces dernières années, entre 25 millions et 42 millions d’unités vendues. Ce qui peut représenter jusqu’à près de 10 % du marché français global de l’édition (en volume comme en valeur). En 2016 (année de la dernière réforme du collège), le marché a ainsi atteint 331 millions d’euros et a fait à peine plus de 180 millions l’an passé, selon nos informations.
Des niveaux d’activités en forme de montagnes russes, où ferraillent les mêmes grandes marques depuis des décennies : Belin (Humensis), Magnard (Albin Michel) Nathan et Bordas (Editis), ainsi que Hatier, Hachette Education chez Hachette – qui a racheté Lelivrescolaire.fr en 2020. Créé il y a douze ans et ayant mis la priorité sur le numérique et le travail collaboratif entre enseignants, ce dernier est le seul acteur d’ampleur à avoir franchi les barrières à l’entrée sur près de deux décennies.
« Aucun éditeur ne détient la recette miracle »
« C’est un marché avec des structures de coûts fixes élevés, sur la création du contenu comme sur le marketing, note Raphaël Taieb. Tous les éditeurs de manuels scolaires savent créer du bon contenu, mais aucun ne détient la recette miracle. Cette incertitude explique qu’il n’y a pas 70 acteurs sur le marché. »
Pour ceux qui sont bien présents, tout se noue et se joue au moment de la énième réforme lancée par le gouvernement en place – qui a lieu, en règle générale, tous les huit à dix ans, que ce soit à l’école primaire, au collège ou au lycée. Les équipes éditoriales des différentes maisons ont alors plusieurs mois, parfois quelques semaines seulement, pour concevoir le nouveau manuel idoine.
Un marché à risque
« C’est un marché de prescription. Les décideurs ne sont pas les payeurs », rappelle un bon connaisseur. Ce sont effectivement les régions qui paient pour les lycées, les départements pour les collèges et les communes pour les écoles primaires. Mais dans chaque établissement, ce sont les enseignants de chaque matière qui s’entendent sur le manuel qui fait le plus consensus et qui constituent de fait, la variable clé. Résultat, une fois leur nouveau manuel scolaire terminé, les éditeurs envoient plusieurs dizaines de milliers de « spécimens » aux enseignants dont la matière et le niveau de classe sont concernés par la réforme.
Toutes les maisons d’édition disposent également d’équipes de délégués pédagogiques présentes sur le terrain qui échangent avec les enseignants en vue de remonter leurs propositions et doléances, de leur faire la promotion des ouvrages maisons – mais aussi pour en recruter certains et renforcer les équipes d’auteurs qui élaboreront les futurs manuels. Une manière d’optimiser ses chances de réussite sur un marché qui fait, en règle générale, moins de gagnants que de perdants.
« C’est un marché très risqué car vous ne pouvez pas vous rater. Les éditions Bréal ont sombré faute de ventes sur leurs disciplines fortes, qui étaient les sciences économiques et sociales, lors de la réforme de 2010 où le programme des SES a été profondément rénové », rembobine un expert du secteur. « Pour demeurer sur ce marché, il faut pouvoir s’appuyer sur une vraie logique industrielle et compenser les pertes qui finissent toujours par survenir, que ce soit au moment d’une réforme qui vous a été moins favorable ou lors des années creuses, via ses autres activités dans l’édition. » A ce sujet, la numérisation en cours, avec ses revenus potentiellement plus récurrents, n’éliminera pas tous les écueils.