Publié le 9 sept. 2022 à 9:18
Le ton monte entre TF1 et Canal +. Alors qu’une semaine vient de s’écouler depuis la « coupure » du signal de TF1 sur Canal+, MyCanal, TNT Sat etc., les deux parties semblent encore loin d’enterrer la hache de guerre. Le conflit s’est déplacé sur le terrain juridique ces derniers jours.
D’un côté, TF1 a assigné Canal en référé, de l’autre, Canal+ a lancé des poursuites contre TF1.
Sur quoi portent ces poursuites ? Pourquoi Canal a-t-il coupé le signal comme en 2018 ? Qu’est-ce que TNT Sat au coeur de l’affaire ? Jusqu’à quel point quand conflit peut-il aller ? etc. « Les Echos » fait le point sur ce conflit en une dizaine de questions clés.
1. Pourquoi Canal a-t-il coupé TF1 depuis plusieurs jours ?
Canal a annoncé vendredi 2 septembre, au matin, avoir « coupé » le signal de TF1 et des chaînes du groupe sur la TNT (TMC, TFX, TF1 Séries Films, LCI). Un écran noir justifié par les conditions de renouvellement des contrats de distribution des chaînes par Canal+ qui, en plus d’être un éditeur de chaînes, est un distributeur de bouquets comme les opérateurs télécoms. Selon le communiqué de Canal, « TF1 a manifesté sa volonté de revoir profondément ses exigences commerciales à compter du 31 août 2022 ».
TF1, fort de sa « position dominante », exige en particulier le « versement d’une rémunération très conséquente » pour ses chaînes « gratuites » de la TNT, annonce la filiale de Vivendi.
Selon Maxime Saada, dans un interview au « Journal du Dimanche », TF1 demanderait 50 % de plus par rapport au contrat signé en 2018. Un chiffre toutefois « inexact » et même « fantaisiste », selon TF1.
2. Pourquoi TNT Sat est-il pointé du doigt ?
TNT Sat a été mis en avant à la fois dans le courrier de la ministre à Canal +, le week-end dernier, et dans l’assignation de TF1.
TNT Sat se présente sur son site Internet comme un « service d’accès par satellite aux chaînes gratuites de la TNT via les satellites ASTRA ». Lancé en 2007, « ce service est opéré » par le groupe Canal +. Il est sans abonnement ni location de décodeur et donne accès à une offre élargie de chaînes en haute définition. Avec plus de 2 millions de foyers équipés, TNT Sat « est en France la première solution de réception par satellite des chaînes gratuites de la TNT ».
Mais, surtout, l’offre satellitaire TNT Sat permet de garantir l’accès gratuit aux chaînes de la TNT aux personnes résidant dans les zones rurales ou de montagne ne pouvant recevoir cette offre par voie hertzienne.
De fait, avec cette coupure, un certain nombre de foyers n’ont plus accès à TF1 et à ses chaînes, s’ils ne peuvent pas les voir par d’autres biais (TNT, MyTF1 etc.). C’est pourquoi la ministre de la Culture a mis l’accent sur TNT Sat dans son courrier adressé à Canal +, la semaine dernière : « la coupure du signal des chaînes du groupe TF1 sur l’offre TNT Sat prive les personnes qui ne peuvent recevoir la TNT que par satellite de tout accès aux cinq chaînes gratuites de TF1 » écrit-elle.
Pour l’instant, la filiale de Vivendi n’a pas l’air de vouloir rétablir TNT Sat, qui figure, semble-t-il, comme un levier de négociation dans cette guerre. « Canal+ est bien conscient de l’impact de cette situation sur ses abonnés et pour les foyers qui reçoivent la télévision par satellite, mais n’a pas d’obligation de service public », disait, le week-end dernier, une source proche du dossier, ajoutant que Canal + n’a pas l’intention de remettre le signal de TNT Sat.
TNT Sat est en concurrence avec Fransat, qui revendique lui aussi environ 2 millions de foyers. D’ailleurs, Fransat constate un « léger surcroît de demandes » pour son service, qui pourrait s’intensifier, si le litige entre Canal+ et TF1 perdurait, indique Jean-Luc Deroudilhe, directeur général de Fransat, « aux Echos ». Pour changer de service, les téléspectateurs doivent toutefois acquérir un nouveau décodeur (80 à 130 euros) et modifier leur parabole. TF1 fournit « gratuitement » son signal à Fransat.
3. Sur quels point portent les poursuites en justice ?
TF1 avait annoncé en début de semaine à franceinfo qu’il comptait porter plainte. C’est désormais chose faite : il a assigné le groupe Canal+ en référé devant le tribunal de commerce de Paris pour obtenir le rétablissement de ses chaînes sur le service TNT Sat, comme l’a indiqué « Le Figaro ».
TF1 estime que « ce type de différend commercial devrait être réglé sans pénaliser les abonnés, tout particulièrement les foyers ayant accès à la TNT uniquement par satellite et par TNT Sat », explique un porte-parole aux « Echos ». « Canal était pleinement autorisé à poursuivre la diffusion des chaînes sur TNT Sat (comprendre : il n’était pas obligé de le couper, compte tenu de la fin du contrat à fin août entre TF1 et Canal, NDLR), ce service ne donnant lieu à aucune rémunération au bénéfice de TF1. Ce n’est donc pas un sujet financier ».
L’article 98.1 de la grande loi fondatrice de 1986 dit que les éditeurs ne peuvent pas s’opposer à la reprise de leurs chaînes « par un distributeur de services par voie satellitaire ou un opérateur de réseau satellitaire », à condition que le transport soit à la charge de ce distributeur.
Parallèlement, une assignation de Canal + doit partir dans les prochaines heures devant le Tribunal de Nanterre. L’assignation au fond devrait bénéficier d’une procédure accélérée permettant une décision avant la fin de l’année, selon « Le Parisien ». Dans sa plainte, Canal + dénonce un « abus de position dominante » de la part de TF1 1. Elle vise notamment la « vente liée » de TF1, qui ne propose d’acquérir qu’un package des programmes linéaires et non-linéaires.
La filiale de Vivendi souhaiterait, en fait, que TF1 coupe en deux le package entre TF1 (et son replay à 7 jours) et les autres services (replay étendu, MyTF1 max) etc.). « Ainsi, Canal aurait le choix de les prendre ou pas. Et il les prendrait car ils ont une valeur », indique un proche du dossier.
Canal + proteste, en outre, contre les « pratiques discriminatoires » dont il serait victime de la part du groupe de Gilles Pélisson. Il évoque les « conditions de distribution des chaînes TF 1 plus favorables » dont bénéficierait Salto, la plateforme de streaming lancée en 2020 par la Une, France Télévisions et M6 (tarifs plus avantageux, contenus enrichis etc.).
4. En quoi cette situation est-elle un « revival » de 2018 ?
Dans la période 2017-2019, déjà, la bataille entre les éditeurs de chaînes et les distributeurs (opérateurs télécoms, Canal etc.) avaient fait rage. Retour en arrière : en 2016, TF1 et M6 commencent à parler de la rémunération des opérateurs. En 2017, , la « Une » lance une petite bombe dans le milieu de l’audiovisuel : la filiale de Bouygues signifie aux opérateurs qu’ils ne pourraient bientôt plus reprendre le signal de ses chaînes gratuites (TF1, TMC, NT1, HD1, LCI) s’ils ne payaient pas pour ces contenus.
Les chaînes estiment que les opérateurs télécoms diffusent leurs programmes et font payer leurs consommateurs pour cela (offre triple play…). Ce qui mérite une rémunération. En face, les distributeurs rétorquent qu’ils contribuent à leur apporter plus d’exposition, et donc d’audience, que les chaînes monétisent grâce à la publicité. Et arguent que les chaînes sont définies comme « gratuites ».
Rapidement, les choses s’enveniment. Le conflit, jusqu’alors cantonné au monde du PAF, touche les spectateurs, lorsque ceux-ci font face à des écrans noirs chez certains opérateurs . La bataille passe aussi sur un terrain judiciaire avec des assignations en justice tous les côtés.
Le point d’orgue de ce conflit aura lieu en mars 2018, face à Canal justement : début mars 2018, Canal + « coupe » le signal de TF1 , faute d’être parvenu à un accord commercial, dénonçant à l’époque « des exigences financières déraisonnables et infondées », TF1 abusant « de sa position dominante ». Les audiences de TF1 chutent.
Il faudra toutefois moins d’une dizaine de jours et l’intervention de la ministre de la Culture de l’époque pour que les choses rentrent dans l’ordre.
Fin 2017 et courant 2018, la hache de guerre est enterrée et des contrats sont progressivement signés avec les différents opérateurs. Dans ce combat, TF1 a gagné une manche : au lieu de la dizaine de millions d’euros qui étaient payés par les distributeurs, cela serait, selon nos informations, entre 50 et 60 millions (en année pleine) que TF1 toucherait de la part d’Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free, pour qu’ils proposent ses chaînes de télévision (TF1, LCI, TMC…), et des services associés (replay, start-over pour revenir au début d’un programme…) à leurs abonnés.
De même, parallèlement, M6 annonce début 2018, avoir signé avec la plupart des opérateurs télécoms des accords de rémunération.
5. Pourquoi la ministre s’est-elle saisie de ce différend ?
Peu après l’annonce de l’écran noir, la ministre de la Culture a écrit au patron de Canal +. « Sans interférer dans le différend commercial (…), je suis en tant que ministre évidemment attentive » à ce que les négociations « ne débouchent pas sur des blocages susceptibles de compromettre l’accès à tous les publics à l’offre gratuite » de la TNT, écrit-elle à Maxime Saada, le patron du groupe Canal +. En particulier, l’offre satellitaire TNT Sat joue un « rôle essentiel ».
Rima Abdul Malak ajoute : « Cette situation n’est pas conforme à l’intention du législateur ». « C’est pourquoi j’en appelle à votre sens des responsabilités et de l’intérêt général pour éviter de priver des centaines de milliers de foyers de la réception de l’intégralité des chaînes de la TNT ».
En 2018, déjà, la ministre de l’époque , Françoise Nyssen, avait écrit à Canal +, l’appelant à rétablir le signal et menaçant de prendre des « mesures législatives contraignantes ». A l’époque, déjà TNT Sat, qui permet aux téléspectateurs habitant dans des zones non couvertes par la TNT était au coeur des appels de la ministre.
Canal avait alors rétabli rapidement le signal pour TNT Sat mais aussi, était allé plus loin en le rétablissant sur tous ses supports. « A l’époque, déjà, Canal n’était pas obligé de reprendre la diffusion mais avait choisi de le faire », dit désormais un proche du dossier. « Il ne voulait pas aller au « clash »».
Cette fois-ci, le courrier est, pour l’heure du moins, resté lettre morte. Dans un communiqué, publié samedi 3 septembre, la filiale de Vivendi a réagi en indiquant que ses abonnés « n’ont pas à payer pour des chaînes gratuites », et en appelant « au sens des responsabilités du groupe TF1 »…
6. Que peuvent faire les pouvoirs publics et l’Arcom ?
Les pouvoirs publics peuvent-ils contraindre Canal + à reprendre la diffusion de TF1 ? Non, selon Maxime Saada, dans la mesure où il s’agit de « relations commerciales privées dans lesquelles les pouvoirs publics « ne peuvent pas s’immiscer », indique t-il au « JDD ». Il ajoute que « les pouvoirs publics pourraient, en revanche, appeler TF1 à respecter l’obligation de mise à disposition gratuite de son signal ».
TF1, via son assignation juge toutefois que Canal est en tort avec l’esprit de loi, sur TNT Sat.
De fait, il semble que la loi ne donne pas de réponse « clé en main » sur ce sujet et de manière très tranchée. L’Arcom (qui a remplacé le CSA) précise que le conflit porte sur un « litige commercial. La loi ne prévoit pas qu’il soit imposé à Canal de reprendre la diffusion (même sur TNT Sat, NDLR) ». A l’inverse, « la loi n’impose pas à TF1 de fournir gratuitement un signal à Canal », explique-t-on à l’Arcom.
Pour la petite histoire, cette question du « signal » avait été l’objet de débats dans la grande loi audiovisuelle de Franck Riester (ancien ministre de la Culture), présentée à la commission de la Culture à l’Assemblée nationale, juste avant le confinement, mais l’essentiel du projet de loi a été oublié avec la crise sanitaire.
Quoi qu’il en soit, l’Arcom a commencé à jouer un rôle de médiateur dès le début du conflit et continue à le faire.
7. Le conflit peut-il durer longtemps ?
Selon nos informations, le dialogue reste difficile. « Et les communications publiques des deux groupes n’ont vraisemblablement pas aidé », dit un bon connaisseur.
En tout cas, Canal + semble déterminé. « Si Canal plie, qu’est-ce qui empêcherait TF1 un jour – d’autant plus si la fusion avec M6 aboutit – de demander des sommes encore plus importantes ? », souligne un proche du dossier. Selon nos informations, Canal serait soutenu officieusement par d’autres distributeurs.
Comme pour mettre un coup de pression supplémentaire, Canal + a d’ailleurs mentionné dans son communiqué du vendredi 2 septembre la Coupe du monde , qu’il peut offrir à ses abonnés via BeIn… Mais celle-ci débute en novembre.
Toutefois, les choses pourraient se décanter plus rapidement, d’autant que l es auditions de TF1-M6 devant l’ADLC sont désormais terminées. Les assignations en justice respectives ne plaident certes pas pour une résolution rapide du conflit, mais dans ce type de bataille, tout peut basculer assez rapidement, comme on l’avait vu ces dernières années.
8. En quoi est-ce lié à la fusion TF1-M6 ?
Le conflit n’est pas directement lié a u grand projet de mariage , mais le timing n’est pas anodin, juste avant les auditions cruciales de TF1-M6 et leurs maisons mères lundi 5 et mardi 6. Même si Maxime Saada jure dans le JDD, qu’il s’agit « d’un pur hasard de calendrier », le contrat avec TF1 se terminant le 31 août.
Du côté de Canal, on indique ainsi que TF1 aurait pu anticiper les choses. Côté TF1, « on déplore fortement cette situation, qui pénalise nos consommateurs », indique un porte-parole, évoquant des « semaines de discussions ». « On a signé des accords avec tous, ces dernières années, sur la même base. Nous regrettons que cette volonté ne soit pas partagée par Canal et que les téléspectateurs soient pris en otage. »
L’annonce de cet écran noir a remis sur la table les arguments de plusieurs distributeurs au sens large (opérateurs télécoms, Canal etc.) concurrents et distributeurs n’ont jamais caché leurs réserves, redoutant en particulier la position « dominante » du nouveau groupe formé avec M6, dans le paysage, notamment vis-à-vis des distributeurs. « Le risque, c’est qu’on nous demande de payer plus cher, ou qu’on nous impose des ‘bundles’ forcés avec des chaînes moins utiles », craint notamment un opérateur.
9. Quel est l’impact sur les audiences de TF1 ?
Cet écran noir pèse sur les audiences. Selon TF1, la distribution via Canal représenterait entre 12 % et 15 % de l’audience selon les chaînes.
Ces derniers jours, l’émission « Quotidien » sur TMC a perdu environ 150.000 téléspectateurs par rapport à la semaine dernière. Les journaux télévisés de 13h et 20h environ 400.000, selon les données de TF1 (à jeudi 15 septembre).
Un impact non négligeable, dans un contexte de concurrence vive, notamment vis-à-vis des journaux de France 2. En 2018, aussi, l’écran noir de Canal avait pesé sur les audiences, mais à l’époque, TF1 relativisait clairement la situation, parlant d’un impact marginal.
Selon les estimations d’un connaisseur du sujet, l’impact de baisse d’audience serait de moins de 10 %.