Étudier les baleines et leur quotidien, ce n’est pas simple. Pourtant, ce n’est pas seulement par curiosité que les chercheurs aimeraient en apprendre plus sur les habitudes de ces géants des mers. L’enjeu est aussi de parvenir à mieux cohabiter. La technologie explorée par une équipe internationale pourrait apporter une aide précieuse. Léa Bouffaut, chercheuse en postdoc à l’université de Cornell (États-Unis), nous explique le pourquoi du comment.
La baleine bleue. Le rorqual commun. Ce sont les deux plus grands mammifères que l’on peut croiser sur notre Planète. Ou plus exactement, dans nos océans. Jusqu’à une trentaine de mètres de long et plus de 150 tonnes. Ce sont de véritables mastodontes. Pourtant, les chercheurs peinent encore à les étudier, à savoir où elles vivent, où elles se reproduisent, où elles se nourrissent et pourquoi elles vocalisent. Sans doute parce que l’environnement dans lequel évoluent les baleines est immense, lui aussi.
« Des plus grandes baleines, les biologistes marins savent qu’elles se reproduisent aux pôles et qu’elles se nourrissent dans des eaux plus tempérées. Et ce n’est pas pour moi une manière de simplifier le sujet pour le mettre à votre portée. C’est vraiment à peu près tout ce que les chercheurs savent de ces drôles d’animaux », nous raconte Léa Bouffaut, chercheuse en postdoc à l’université de Cornell (États-Unis) au sein du K. Lisa Yang Center for Conservation Bioacoustics. Mais, grâce aux travaux auxquels elle a pris part à l’université norvégienne des sciences et des technologies (NTNU), les choses pourraient bien évoluer dans un avenir proche.
La bioacoustique pour percer les secrets de l’océan
« La bioacoustique, c’est un moyen privilégié d’étudier ce qui se passe sous l’océan. » Tendre l’oreille pour percer les secrets de ce monde dans lequel nos yeux ne sont pas d’une grande utilité — parce qu’il y fait vite sombre —, cela semble une bonne idée. D’autant que les chercheurs le savent, les baleines sont bavardes. « Et il est possible de déployer des instruments qui vont enregistrer les sons qu’elles émettent », nous explique Léa Bouffaut.
Sans pour autant les déranger dans leur quotidien. Des hydrophones largués dans les fonds marins — ou dans la colonne d’eau. « Des sortes de grosses bouées lestées qui vont rester en place pendant plusieurs mois avant d’être récupérées pour permettre aux chercheurs d’exploiter les données enregistrées. » Une sortie en mer pour déposer les hydrophones. Une autre pour les récupérer. La logistique nécessaire à ce type d’études peut vite coûter cher. D’autant que les baleines sont connues pour se déplacer sur des milliers de kilomètres. « Sans parler du risque que représente forcément une expédition en bateau. »
Mais il est quelque chose que les Hommes ont d’ores et déjà déposé sur le fond de presque tous les océans du monde. Avec un maillage rêvé. Ce quelque chose, c’est la fibre optique. Celle qui nous permet, notamment, de communiquer d’un continent à l’autre. Dans les années 1980, l’armée avait voulu exploiter l’idée. « Elle n’avait pas été satisfaite par la qualité des signaux enregistrés, nous raconte Léa Bouffaut. Puis, ce sont les géophysiciens qui s’en sont emparés. Pour étudier les séismes. Et il y a un peu plus de deux ans maintenant, des avancées technologiques — la possibilité d’accéder à des fréquences un peu plus hautes — ont permis d’envisager d’appliquer la technologie à l’étude des baleines et de leur comportement. »
Des sons trahis par des défauts dans la fibre optique
La technologie en question, c’est celle que les anglophones appellent distributed acoustic sensing (DAS). « On pourrait parler d’enregistrement par acoustique distribuée, mais la traduction n’est pas excellente », nous précise la jeune physicienne. Parce que oui, cette technologie, c’est la vraie spécialité de Léa Bouffaut. « On utilise un instrument que l’on appelle un interrogateur. On le connecte, depuis la terre ferme, à l’une des extrémités de la fibre optique et on est prêt à enregistrer. Au niveau logistique, c’est très simple. »
Ce que les chercheurs enregistrent, ce sont les signaux renvoyés par les impuretés disséminées tout au long de la fibre optique, ses défauts. « L’idée, c’est d’envoyer des impulsions laser dans la fibre et d’enregistrer ce qui nous revient. Quand quelque chose émet un son au fond de l’océan, cela génère en effet un champ de pression qui va se propager, le long de la colonne d’eau, jusqu’à la fibre, faisant très légèrement bouger ses défauts. Des nanomouvements qui suffisent à retarder le signal retour », nous explique la chercheuse. Ces variations de temps de propagation sont ensuite converties en une mesure de contrainte qui correspond à la pression acoustique qui les a créées. Ne reste alors plus qu’à écouter les signaux de contrainte qui varient dans le temps comme on écouterait l’enregistrement d’un hydrophone classique.
Une technologie au service de la nature
« Dans les faits, la qualité de l’enregistrement n’est pas la même que celle que l’on obtient à partir d’un hydrophone. Mais puisqu’il y a des impuretés tout au long de la fibre optique, c’est un peu comme si on disposait d’un hydrophone tous les quelques mètres sur une longueur de plusieurs kilomètres », s’enthousiasme Léa Bouffaut. Lors de l’étude menée au Svalbard (Norvège), par exemple, les chercheurs ont pu obtenir des enregistrements tous les quatre mètres sur une distance de 120 kilomètres. « De quoi spatialiser nos données. Et mieux déterminer où se trouvent les baleines que nous écoutons. »
« Il y a quand même des limites, reconnait la chercheuse. Pour l’instant, nous ne sommes capables d’enregistrer que sur les premières dizaines de kilomètres de fibre optique. Parfois jusqu’à une centaine. Parce que les répéteurs — destinés à améliorer la qualité du signal transporté dans la fibre — installés à intervalles réguliers le long de ladite fibre, bloquent nos impulsions laser. Et parce que notre signal perd en intensité avec la distance. Au bout d’un moment, on n’entend vraiment plus rien. »
La technologie pourrait encore être améliorée. Mais déjà, elle laisse espérer des résultats utiles. Au Svalbard, tout particulièrement. Parce que le milieu est extrêmement dynamique. Le changement climatique est en action. En réponse, les baleines ont d’ores et déjà changé la manière dont elles occupent l’espace. « Avant, elles ne fréquentaient la région qu’en plein été. Maintenant, on peut en enregistrer presque toute l’année », nous précise Léa Bouffaut. Avant, la glace recouvrait les lieux en hiver. Et elle empêchait les grandes baleines de pouvoir y respirer. C’est de moins en moins le cas.
« Les humains aussi ont changé la manière dont ils occupaient cet espace. De nouvelles voies maritimes se sont ouvertes. La question se pose de la récupération de ressources minérales dans cet océan autrefois inaccessible. Nous espérons, grâce à notre technologie, aider les humains et les baleines à cohabiter dans la région. En identifiant, par exemple, les zones de reproduction pour que les navires en soient exclus lorsque l’heure arrive pour les baleines d’agrandir la famille. »
La technologie pourrait même être utilisée en temps réel. Pour informer les autorités de risques de collisions — qui, depuis la fin de la chasse à la baleine, restent le plus grand risque pour les géants des mers — dans des zones où des regroupements de baleines auraient été identifiés. « L’enjeu n’est pas seulement de faire avancer les connaissances que nous avons des baleines. Il est aussi de participer à leur préservation », conclut Léa Bouffaut.