Que nous disent les sciences sociales de l’opposition rhétorique qui se diffuse de la droite vers la gauche entre chômage et travail ? Que l’opposition entre « assistés touchant des allocs » et « travailleurs » occulte la longue histoire des luttes ouvrières qui ont permis d’obtenir des filets de sécurité à travers l’assurance et l’assistance contre la perte de son emploi ou l’impossibilité d’en trouver un. Les histoires du travail salarié, de l’assurance chômage et des minima sociaux sont intrinsèquement liées, marquées par une très forte conflictualité entre tenants de la liberté du marché et des capitaux et mouvement ouvrier. Les « allocs » sont en réalité une conquête, obtenue depuis le XIXe siècle, permettant de contrebalancer la relation intrinsèquement inégalitaire au cœur du travail salarié. Elles participent d’un système de protection sociale socialisé, financé par les cotisations sociales et l’impôt, qui ouvre des droits plutôt que de compter sur la seule charité des plus fortunés. Voici ce que rappellent d’innombrables travaux de sciences sociales.
Une fois n’est pas coutume, actualité oblige, j’aborde donc dans cette Carte blanche un sujet directement en lien avec mes propres travaux de recherche. Au-delà de l’amnésie historique, la réapparition de cette opposition travail/chômage sur le devant de la scène politique et médiatique sous-entend que les chômeurs et celles et ceux qui touchent les « allocs » ne travaillent pas. Là encore, les sciences sociales déconstruisent cette idée depuis plus de cinquante ans. Comme le rappelle le numéro 32 de la revue Tracés, publié en 2017, et auquel j’ai contribué avec mes coauteurs, il convient de « déplacer les frontières du travail », en sortant de la confusion faite entre emploi – salarié ou indépendant – et travail, confusion établie depuis le XIXe siècle sous l’effet conjugué des révolutions industrielles et de la diffusion du salariat. En effet, le travail salarié n’est pas « tout le travail », et l’on produit des biens et des services en direction des autres dans de nombreux espaces sociaux, souvent de façon non rémunérée.
Reconnaître tout le travail
C’est d’abord en parlant de « travail domestique », pour qualifier l’activité des femmes au foyer, que sociologues et économistes ont rendu visible dès les années 1970 le caractère massif et intensif de ce travail, mais aussi sa centralité pour nourrir les rangs du salariat – par les soins apportés aux époux salariés et aux enfants susceptibles de le devenir. Apprentissage et transmission de savoir-faire, connaissances spécifiques, division du travail, spécialisation et hiérarchie, exploitation, réputation, production… Autant de traits du travail salarié communs à de multiples formes de travail que celles et ceux qui les accomplissent, ou qui en bénéficient, reconnaissent rarement comme du « vrai travail » : travail domestique, donc, mais aussi travail bénévole, travail militant, travail parental, travail de care…
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