Il y a soixante ans, le 27 septembre 1962, l’éditeur américain Houghton Mifflin publiait l’un des livres les plus importants du XXe siècle. Printemps silencieux, de Rachel Carson, était déjà de toutes les conversations car, tout l’été, le New Yorker avait commencé à donner à ses lecteurs, en feuilleton, la primeur de ses dix-sept chapitres. Ainsi, à la publication officielle du volume, une féroce bataille d’influence et d’endiguement du débat public était déjà engagée. Sentant que le moment était décisif, et qu’il se jouait là, autour de ce livre, les conditions de sa survie, l’industrie chimique y a mis toutes ses forces.
Printemps silencieux dénonçait les ravages environnementaux et les risques sanitaires que faisaient peser l’utilisation massive, indiscriminée et systématique des pesticides de synthèse dans l’agriculture, et bien d’autres activités.
Vendu à un demi-million d’exemplaires la première année, le livre a lancé le mouvement environnementaliste moderne. Très peu de textes peuvent se targuer d’avoir pesé autant, et surtout de manière si positive, sur le cours des choses. Songeons que l’expression « protéger l’environnement », si banale à nos oreilles, ne commence à se propager dans l’ensemble des sources écrites (romans, journaux, revues et périodiques, essais, textes scientifiques, etc.) de langue anglaise numérisées par Google qu’à partir des années 1960.
La grande victoire de la biologiste américaine est aussi, bien sûr, l’interdiction du célèbre insecticide DDT dans ses usages les plus massifs (agriculture, élevage, etc.).
Pour autant, avec six décennies de recul, il fait peu de doute que l’industrie chimique est sortie globalement gagnante de la bataille engagée au printemps 1962. Pour le comprendre, il ne suffit pas de constater que l’agriculture industrielle dopée aux intrants reste maîtresse du globe, que toutes les molécules interdites sont aussitôt remplacées par d’autres souvent plus problématiques, que l’intensité de leur usage ne cesse de s’accroître, ou que l’essentiel des subventions publiques à l’agriculture continuent de nourrir cette spirale.
Pour comprendre et mesurer l’étendue de la défaite, il faut lire ou relire Printemps silencieux, récemment réédité en France par les éditions Wildproject. Car relire aujourd’hui Rachel Carson, c’est comprendre que toute la connaissance nécessaire pour agir contre les usages massifs, systématiques et indiscriminés, de produits destinés à détruire le vivant était déjà fermement établie il y a soixante ans. Changez le nom des produits : le livre pourrait avoir été écrit hier.
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