Frédéric Graber est historien de l’environnement au CNRS, en poste au Centre Marc-Bloch, à Berlin. Ses travaux portent principalement sur l’histoire des projets d’aménagement, et en particulier sur les enjeux de propriété et de participation. Dans son nouvel ouvrage Inutilité publique (Editions Amsterdam, 208 pages, 18 euros), il affirme que les enquêtes publiques préalables aux travaux d’aménagement sont un « héritage direct » de dispositifs historiques qui privilégient le développement au détriment des effets sociaux et environnementaux.
La notion d’utilité publique apparaît dès l’Ancien Régime. En quoi son histoire est-elle importante pour comprendre les mécanismes de la concertation sur les projets d’infrastructures aujourd’hui ?
Au XVIIIe siècle, l’expression désigne déjà le bien commun au nom duquel les gouvernants sont censés agir. Mais la notion est aussi juridique et associée à une procédure d’autorisation de projets. Dans une société inégalitaire qui repose sur des privilèges, ce dispositif permet de favoriser certains acteurs au détriment d’autres, au nom de l’utilité publique. La notion a un sens monarchique, une prétention à voir les choses d’en haut pour paraître juste. Il suffit de convoquer quelques témoins et qu’ils déclarent en chœur que le projet – par exemple le creusement d’un canal ou l’exploitation d’une mine – est d’utilité publique pour qu’il soit validé. Dans la fiction politique de l’Ancien Régime, ce qui est important n’est pas le nombre mais le fait que tous les témoins sont d’accord.
L’idéal égalitaire de la Révolution va modifier la procédure sans ouvrir réellement le débat. Comment expliquer ce paradoxe ?
A partir de la Révolution, il n’est plus possible de convoquer des témoins consentants pour faire adopter un projet. D’autres citoyens revendiquent d’être entendus, au nom de l’égalité des droits. L’administration va donc ouvrir à tous la participation aux enquêtes publiques, mais comme évidemment tout le monde ne vient pas, elle va s’appuyer sur les absents pour les faire parler. S’ils ne se sont pas déplacés, c’est qu’ils sont favorables au projet. Cette notion de consentement des absents est au centre du dispositif encore aujourd’hui. Même lorsque la participation est importante, les autorités peuvent disqualifier ceux qui sont venus au motif qu’ils défendent leurs intérêts personnels, alors que la majorité consent puisqu’elle ne dit rien.
Vous montrez que la notion d’utilité publique est étroitement liée au développement économique. De quelle façon ?
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