Le chantier de construction d’une mégabassine, à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), a repris mardi 8 novembre, dix jours après une vaste manifestation contre ce projet, acté en décembre 2018 et destiné à permettre l’irrigation des cultures agricoles en période estivale et de sécheresse. Défendues par le gouvernement, ces retenues d’eau sont présentées par le ministre de l’agriculture, Marc Fesneau, comme « un plus et un mieux par rapport à la situation actuelle ou la situation d’il y a dix ans » mais elles sont décriées par des défenseurs de l’environnement et certains scientifiques, qui déplorent une aberration écologique doublée d’un accaparement de l’eau.
Qu’est-ce qu’une mégabassine ?
Parmi les opposants à ces retenues d’eau, certains parlent généralement de « bassines » ou de « mégabassines », mais le terme officiel, préféré par les défenseurs de ces projets, est « réserve » ou « retenue de substitution ». Il s’agit d’un ouvrage semblable à un cratère entouré d’une butte de plusieurs mètres de hauteur, recouvert d’une bâche en plastique pour l’imperméabilité.
Sa fonction est simple : puiser l’eau dans les nappes phréatiques peu profondes, en hiver, lorsque les précipitations sont plus fréquentes, pour la stocker à l’air libre et l’utiliser l’été afin d’irriguer les cultures. Pour les agriculteurs, il s’agit d’une solution pour assurer les rendements, surtout en cas de sécheresse et de restrictions d’eau.
Le bassin prévu à Sainte-Soline pourrait contenir jusqu’à 628 000 mètres cubes d’eau, l’équivalent d’environ 250 piscines olympiques. La Coop de l’eau des Deux-Sèvres, qui réunit les agriculteurs porteurs du projet, estime qu’il permettra de faire « baisser de 70 % les prélèvements (…) en été ». En effet, c’est à cette saison que les agriculteurs, en manque d’eau, pompent dans les nappes phréatiques, amplifiant l’assèchement des sols.
Les retenues de substitution pourraient constituer une part essentielle de l’irrigation du pays. Dans les Deux-Sèvres, les seize bassines prévues devraient contenir à terme un peu plus de 6 millions de mètres cubes, soit 20 % à 30 % du volume total utilisé pour l’irrigation dans le département.
Combien de projets équivalents compte-t-on en France ?
Aucun décompte national n’existe. Aux abords du Parc naturel régional du Marais poitevin, on compte vingt-cinq bassines en activité. La Coop de l’eau des Deux-Sèvres porte un projet de seize nouvelles bassines dans la même région, dont celle de Saint-Soline, qui serait la deuxième à être construite après celle de Mauzé-sur-le-Mignon. Un autre projet de grande ampleur, approuvé jeudi 3 novembre par le préfet de la Vienne, sans l’appui des organisations environnementales associées à la concertation, projette l’installation de trente nouvelles réserves dans son département d’ici à 2028.
Une carte tenue par l’association Les Soulèvements de la terre recense bien plus de bassines et mégabassines en France, dont certaines ont déjà été « désarmées » par des militants. Sur cette carte collaborative et militante apparaissent deux régions : le Marais poitevin et les Alpes, où la plupart servent à l’enneigement artificiel dans les stations de sports d’hiver. Le décompte précis est d’autant plus difficile que certaines bassines sont construites illégalement, comme l’a relaté le site Reporterre, en Charente-Maritime.
Pourquoi les bassines posent-elles problème ?
Pour les organisations environnementales, les mégabassines sont le symptôme d’un système agricole gourmand en eau, qui cherche des palliatifs aux sécheresses à répétition et qui maintient l’illusion qu’une adaptation mineure au changement climatique est suffisante.
Les opposants aux projets dénoncent le fait que les cultures alimentées par les futures bassines soient gourmandes en eau, en citant généralement le maïs. Sur ce point, les préfectures de la Vienne et des Deux-Sèvres, porteuses de deux grands projets de construction de retenues, restent floues. Un observatoire des pratiques agricoles et des actions en faveur de la biodiversité aquatique et terrestre a été créé pour mesurer « les cultures, les volumes utilisés et les actions concrétisées dans le cadre des engagements individuels des exploitants », mais ces données ne sont pas encore disponibles sur leur site.
Pour Jean-François Soussana, membre du Haut-Conseil pour le climat, ces retenues d’eau pourraient même être une « mal-adaptation ». En juillet, le scientifique expliquait aux députés : « Nous aurons besoin [à l’horizon de 2050], et je pense que les acteurs agricoles en sont conscients, de changement dans les systèmes de production pour réduire les besoins d’irrigation et pour parvenir à un meilleur équilibre avec le climat tel qu’il évolue. »
Constituent-elles un risque pour l’environnement ?
En amont du projet de Sainte-Soline, une étude d’impact a été menée par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’établissement public d’étude du sol et du sous-sol. Elle conclut qu’une baisse de prélèvement des cours d’eau en été, grâce à l’usage des bassines, pourrait augmenter leur débit de 5 % à 6 %, tandis qu’en hiver, le débit serait diminué de 1 %. Pour Christiane Lambert, présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), cela constitue une adaptation efficace aux sécheresses fréquentes en été et aux pluies plus rares et plus intenses. Dans le sud de la Vendée, on observe une remontée du niveau des nappes phréatiques faisant suite à l’installation de réserves de substitution.
Mais l’étude du BRGM ne prend pas en compte les autres effets de la création des bassins de plusieurs hectares d’eau stagnante, comme la possible apparition de bactéries nuisant à la qualité de l’eau. La préfecture de la Vienne évacue cet argument, en rappelant que cette eau est filtrée et destinée à l’irrigation, et non à la baignade.
Un autre problème est celui de l’évaporation, plus forte dans une grande étendue à ciel ouvert que dans des nappes phréatiques souterraines. Il est difficile d’estimer ce phénomène : les projets dans les Deux-Sèvres et dans la Vienne s’appuient sur une étude qui évalue l’évaporation à 4 % du volume total ; Christiane Lambert, de la FNSEA, avance le chiffre de 7 %, quand Christian Amblard, directeur de recherche honoraire au CNRS interrogé par Franceinfo, estime plutôt le taux d’évaporation entre 20 % et 60 %.
Comment sont fixées les limites de prélèvements ?
Qu’une réserve de substitution existe ou non, les prélèvements d’eau sont autorisés par arrêtés préfectoraux. Ils peuvent être réduits ou interdits en cas de sécheresse, par exemple.
Dans la Vienne, le volume total prélevable (…) ne sera prélevé que si des seuils minimaux sont respectés
Contrairement à ce qu’a affirmé le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, devant les députés, le 3 novembre, les nappes ne sont pas uniquement pompées lorsqu’il y a un « excédent » d’eau de pluie. Les prélèvements ont lieu en période hivernale (du 1er novembre au 31 mars) et toute ponction réalisée à cette période pour remplir un bassin de substitution remplace un prélèvement de même volume qui aurait été fait en été. Dans la Vienne, le volume total prélevable n’est pas le volume d’eau « excédentaire ». Il est fixé à 80 % du volume moyen prélevé sur la période 2003-2012, qui ne sera prélevé que si des seuils minimaux sont respectés. Néanmoins, contactée par Le Monde, la préfecture de la Vienne signale : « Même si nous sommes entrés en période “hivernale”, les réserves de stockage déjà existantes ne peuvent pas, à ce jour, être remplies (…) à la suite de la sécheresse sévère connue cette année ».
Durant cet été, l’irrigation en milieu naturel dans les Deux-Sèvres avait été interdite, sauf pour « les cultures les plus sensibles ». La première réserve de Mauzé-sur-le-Mignon, remplie pendant l’hiver 2021-2022, avait néanmoins pu être utilisée sans restriction.
Comment sont financés les projets ?
Chaque réserve d’eau coûte plus de 1 million d’euros. La plupart des projets sont financés en grande partie par de l’argent public. Dans le cas du protocole du bassin du Clain, dans la Vienne, cela recouvre les deux tiers du projet, principalement par le biais de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne, qui devrait en financer 42 %. Le solde restant est apporté par les coopératives bénéficiaires de l’eau. 80 % de la somme sera empruntée, et remboursée grâce à un surcoût sur le prix de l’eau, estimé dans la version actuelle du projet à 0,20 euro le mètre cube. Les plus gros consommateurs rembourseront donc une plus grande somme.
Le financement public est décrié par les opposants aux projets, comme Nicolas Girod, porte-parole national de la Confédération paysanne de l’eau, qui dénonce « un accaparement, (…) une privatisation de l’eau ».
Quelles sont les contreparties demandées aux agriculteurs ?
Les projets de création de bassins de substitution peuvent être soumis à des engagements environnementaux. C’est le cas pour les seize prévus dans le Marais poitevin et pour les trente autres du bassin du Clain. Dans ce dernier protocole d’accord, les agriculteurs bénéficiaires de l’installation se sont engagés à prendre des « mesures en faveur de la préservation de la biodiversité terrestre et aquatique et du paysage », comme la création de 30 kilomètres de haies, un taux de conversion à l’agriculture biologique de 20 %, la certification haute valeur environnementale niveau 3 (HVE 3) de 20 %, ou encore la réduction de 50 % des pesticides (qui correspond déjà à l’objectif national du plan Ecophyto).
La préfecture de la Vienne, qui a signé le protocole du bassin de Clain, estime que ces projets constituent un levier d’action majeur pour modifier les pratiques des agriculteurs, car les engagements pris sont obligatoirement tenus, contrairement à d’autres programmes qui n’étaient que sur la base du volontariat.