En cette période de Coupe du monde au Qatar, les parieurs sont nombreux à miser sur des matchs de football. Les campagnes promotionnelles visent tout particulièrement des hommes jeunes, souvent situés en banlieue.
Une spirale infernale. Après avoir commencé à parier à seulement 16 ans avec la carte bancaire de son père, Hugo (le prénom a été modifié), aujourd’hui 21 ans, est tombé rapidement dans l’engrenage des paris sportifs. L’adolescent dijonnais débute avec de petites sommes, souvent deux euros, avant de miser progressivement de plus en plus et de perdre des sommes importantes.
“À mes 18 ans, j’avais déjà perdu au moins 3000 euros. Et de mes 18 à mes 21 ans, c’est vraiment au moins 20.000 euros”, assure-t-il à BFMTV.com
“C’est une vraie addiction de fou (…). Tu ne contrôles plus vraiment les choses, tout ce à quoi tu penses, c’est miser pour regagner”, confie-t-il.
500 millions d’euros misés pendant la Coupe du monde?
Les paris sportifs fonctionnent à plein régime en cette période de Coupe du monde de football au Qatar. L’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) estimait avant le début de la compétition que 500 millions d’euros seront misés au total dans le cadre de paris en ligne.
Endettement, isolement social ou encore dépression, la pratique comporte pourtant des risques. Inquiète de voir l’événement attirer de nouveaux joueurs et créer à terme des addictions, Santé Publique France a lancé pour la première fois en octobre une campagne de prévention sur cette pratique.
L’agence de santé met tout particulièrement en garde les jeunes hommes qui sont nombreux, comme Hugo, à parier. 72 % des parieurs ont entre 18 et 35 ans, d’après les enquêtes Baromètre santé de Santé publique France de 2014 et 2019. Auxquels s’ajoutent des mineurs, bien que la pratique leur est officiellement interdite. Plus d’un tiers des 15-17 ans disent pourtant avoir déjà parié, selon une enquête de l’Autorité nationale des jeux (ANJ) de 2021.
Du côté des professionnels, on confirme cette tendance. “Ça devient une maladie des jeunes”, abonde auprès de BFMTV.com Guillaume Davido, addictologue à l’hôpital Bichat, à Paris.
Plusieurs associations de lutte contre les addictions disent également recevoir de nombreux jeunes en consultation pour ce type de pratique. “C’est une population beaucoup plus jeune que pour les autres (addictions). Souvent ils ont moins de 34 ans”, alors que les plus âgés se tournent plutôt vers le loto ou le hippisme, assure à BFMTV.com le secrétaire général de l’association Addictions France Hervé Martini.
Lorsque ces joueurs arrivent en consultation, ils ont souvent derrière eux déjà de plusieurs années de pratique pathologique dont ils n’arrivent pas à se défaire et cumulent souvent d’autres addictions, comme l’alcool et le tabac.
Des campagnes de pubs qui vantent la réussite sociale
Les jeunes issus de milieux modestes, et principalement urbains, constituent spécifiquement depuis quelques années la cible prioritaire des campagnes publicitaires organisées par les opérateurs de jeux.
Avec leurs slogans “Mets la daronne à l’abri”, “Grosse cote, gros gain, gros respect” ou encore “BetclicKhalass”, leurs graphismes reprenant les codes des mangas ou leurs musiques branchées, les pubs multiplient les clins d’œil en direction de ce public. Leur message: parier permet de gagner le respect des autres, mais aussi de soutenir financièrement sa famille.
“Tout pour la daronne”, clame encore l’opérateur Winamax dans une campagne au printemps dernier. Cet appel du pied aux jeunes de quartiers populaires avait déjà fait polémique lors de la diffusion pendant l’Euro en 2021, mais n’est pas du goût de l’ANJ.
L’autorité de régulation demande en mars le retrait de ces publicités, estimant qu’elles “véhiculent le message selon lequel les paris sportifs peuvent contribuer à la réussite sociale”, ce qui contrevient aux règles encadrant la promotion de jeux d’argent. Les pubs sont retirées, c’est une première.
Le phénomène est tel dans certains quartiers que le département de Seine-Saint-Denis décide d’agir lui aussi. Il est le premier à avoir lancé une campagne de prévention sur le sujet mi-novembre, à l’approche de la Coupe du monde. Les slogans des grands opérateurs de jeux y sont détournés pour cette fois dénoncer les dangers de cette pratique. “Retour chez la daronne” ou “Grosse mise, grosse perte, grosse galère”, préviennent cette fois les affiches.
“Plus de mal à lâcher prise” en ligne
Contrairement à leurs aînés, les jeunes parieurs jouent en général quasiment exclusivement en ligne. “Ça rappelle le monde du jeu vidéo”, estime Hervé Martini. Mais cette tendance peut renforcer encore l’addiction, puisqu’elle permet de jouer à toute heure de jour et de la nuit, sans être jugé par le regard ses congénères, comme ce pourrait être le cas dans un café.
“Ils reçoivent des relances par mail, peuvent personnaliser leur application. (…) C’est un public beaucoup plus fragilisé”, assure l’addictologue. “C’est beaucoup plus dur à traiter, ils ont plus de mal à lâcher prise”, souligne-t-il encore.
D’autant que, contrairement au loto, les joueurs commencent souvent à parier parce qu’ils sont amateur de football et possèdent des connaissances dans ce domaine. “Ils ont la croyance qu’ils sont des experts et vont pouvoir prédire un match”, ce qui leur donne une illusion de maîtrise, estime par ailleurs à BFMTV.com Stéphane Magarelli, addictologue.
Alors que le loto ne compte que deux tirages par semaine, les matchs de football se comptent par ailleurs par plusieurs dizaines par semaine rien que dans les championnats européens. Les possibilités de miser en sont démultipliées.
Dettes et rupture sentimentale
Les conséquences sont nombreuses sur les joueurs. “Ils dorment moins bien, souffrent de troubles anxieux, de dépression”, énumère Guillaume Davido. Lorsqu’ils arrivent en consultation, beaucoup sont par ailleurs endettés.
Hugo confie que, pour sa part, sa pratique intensive des paris sportifs a contribué à une rupture sentimentale et qu’elle a détérioré ses relations avec ses parents.
“Ça les a déçus de voir des sommes de fou et des salaires partir en fumée à mon âge”, confie-t-il.
Sur le plan financier, il se dit régulièrement à découvert. S’il assure “ne rien devoir à personne”, il reconnaît s’être parfois mis dans l’illégalité pour pouvoir obtenir de l’argent. “J’ai fait 2-3 vols de voiture et des arnaques en proposant de faux pronostics sur Internet. C’était juste pour pouvoir miser”, confie-t-il.
Malgré cela, il estime “maîtriser à moitié” sa pratique et pouvoir arrêter par périodes de 2 à 3 mois. Il a bien tenté de se faire interdire des sites en ligne, comme le permet l’ANJ, mais la méthode n’a pas fonctionné puisqu’il a continué à parier dans des cafés.
Des appels à mieux réguler la pratique
Face à ce phénomène, les associations demandent une plus grande régulation des publicités. Addictions France réclame notamment que les offres promotionnelles soient mieux régulées en s’inspirant de la loi Evin. Cette dernière encadre strictement les pubs sur l’alcool qui sont par exemple interdites à la télévision et au cinéma et ne peuvent pas être diffusées à la radio à certaines heures.
Le sénateur PCF de Seine-Saint-Denis Fabien Gay a de son côté déposé le 1er décembre une proposition de loi pour mieux encadrer la publicité des paris sportifs. Il recommande notamment que “l’utilisation d’imaginaires visuels, sonores et autres procédés attractifs pour la jeunesse (soit) ainsi interdite d’office”.
Le gouvernement a lui aussi fait part de sa volonté de se saisir du problème, via un courrier adressé début décembre à l’ANJ, selon France Info. La secrétaire d’État chargée de la Jeunesse Sarah El Haïry appelle dans cette lettre à aller “plus loin” dans la limitation des publicités. Parmi les mesures proposées: l’ajout sur les publicités d’une mention sur la probabilité statistique de perdre.
En attendant de savoir si les campagnes promotionnelles sur les paris sportifs seront plus régulées à l’avenir, les associations sont en alerte en cette période de Coupe du monde. “Tous les événements sportifs sont une période de vigilance pour nous”, assure Hervé Martini.
Hugo, de son côté, n’envisage pas à court terme d’arrêter de parier et effectue actuellement des paris sur les matchs de la Coupe du monde. Juste avant les quarts de finale, il estimait avoir déjà perdu plus de 1700 euros.