Sur un balcon ensoleillé surplombant l’une des artères passantes du centre-ville de Kiev, Evgueni Lesnoï, bras tatoués et un bracelet aux couleurs du drapeau de l’Ukraine au poignet, fume une dernière cigarette avant de passer à l’antenne. Ce journaliste russe, exilé dans la capitale ukrainienne, est l’un des présentateurs vedettes du média d’opposition « Outro Fevralya », ou « Février matin ». Fondé peu après le début de l’invasion, celui-ci diffuse à destination du public russe des émissions visant à contrer la propagande des médias d’Etat et à montrer la terrible réalité de la guerre en Ukraine et des crimes perpétrés par l’armée russe.
« Notre objectif est de nous adresser aux Russes, et de donner la parole à ceux qui sont opposés à la guerre et à la dictature, explique Evgueni Lesnoï. C’est devenu très difficile, voire impossible de le faire en Russie ». A 48 ans, ce journaliste expérimenté en sait quelque chose. Il s’est exilé en Ukraine en août 2015, d’où sa mère est originaire, après que ses prises de position publiques contre l’annexation de la Crimée et la guerre dans le Donbass lui ont coûté ses perspectives d’emploi, et son cercle d’amis.
Avec son mari, il réside désormais à Kiev, où il officie dans les locaux de « Outro Fevralya », un grand appartement du XIXe siècle reconverti en studio de télévision. Sur un plateau en demi-cercle, éclairé d’une lumière bleutée, deux écrans diffusent en permanence une vidéo d’un drapeau blanc-bleu-blanc, symbole de l’opposition russe à l’invasion de l’Ukraine. Devant lui, une table basse sur laquelle repose ce même drapeau, et celui de l’Ukraine.
« Nous sommes avant tout des activistes »
Une équipe d’une dizaine de personnes s’affaire dans une pièce attenante, en face des moniteurs et panneaux de contrôle. Les émissions sont diffusées quotidiennement sur YouTube, et le média dispose également d’un site web et de canaux dédiés sur l’application de messagerie Telegram. Le canal national compte plus de 26,000 abonnés. Un nombre en constante augmentation, assure Larissa Ribalchenko, la rédactrice en chef de « Outro Fevralya ». « Nous espérons pouvoir agrandir notre studio dans un futur proche », explique-t-elle avec un sourire.
Originaire de Svitlodarsk, une ville de l’oblast de Donetsk prise par l’armée russe le 24 mai dernier, elle estime que le travail des journalistes de « Février matin » est nécessaire tant pour l’Ukraine, que pour la Russie : « Il faut mettre fin à cette guerre, et l’une des façons d’y parvenir, c’est de changer la mentalité de la société russe. Mais c’est un processus de longue haleine. » Fiodor Klimenko, rédacteur pour le site d’information indépendant « Russki Monitor » et l’un des responsables du projet, lui, va plus loin : « Nous voulons amorcer une révolution en Russie. »
Les émissions sont diffusées quotidiennement sur YouTube et le média dispose également d’un site web et de canaux dédiés sur l’application de messagerie Telegram. Le canal national compte plus de 26,000 abonnés.
Un sentiment partagé par le fondateur de « Février Matin », l’entrepreneur et homme politique russe Ilia Ponomarev, désormais exilé en Ukraine. « Nous sommes avant tout des activistes : nous souhaitons la fin de la guerre et la fin du régime de Vladimir Poutine », assure-t-il aux « Echos ». Seul membre de la Douma, le parlement russe, à avoir voté contre l’annexion de la Crimée à la Russie en 2014, cet ancien du Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) est interdit de séjour dans son pays natal, et réside depuis 2019 à Kiev.
Un réseau d’environ 70 journalistes, producteurs et techniciens
Au début de l’invasion, il a pris les armes pour défendre la capitale ukrainienne, en rejoignant l’une des unités locales de la Force de défense territoriale. « Avant la guerre, j’avais déjà eu l’idée de créer une sorte d’Al Jazeera s’adressant aux locuteurs du Russe, explique-t-il. Après le début de l’invasion, plusieurs de mes amis et connaissances m’ont incité à revisiter ce projet. »
« Février Matin » compte 27 antennes locales en Russie, ainsi qu’un studio à Kiev et un autre à Moscou. « Je ne sais pas pendant combien de temps celui-ci pourra continuer à opérer, confie Ilia Ponomarev. Mais si le FSB [services de sécurité russes, NDLR] vient frapper à la porte et nous oblige à fermer, nous en créerons un nouveau. » Au total, le média peut compter sur un réseau d’environ 70 journalistes, producteurs et techniciens répartis en Ukraine et en Russie.
« Nous savons que nous sommes exposés »
Les frais de fonctionnement s’élèvent à environ un million de dollars par an que Ilia Ponomarev puise directement dans ses fonds personnels : « Cela me met dans une position assez difficile, car je ne suis pas un Rinat Akhmetov ou un Viktor Pintchouk [industriels et oligarques ukrainiens, NDLR], déplore-t-il. J’ai essayé de trouver d’autres sources de financement, sans succès jusqu’à présent. »
Au-delà des considérations financières, tant l’entrepreneur que les journalistes de « Février matin » savent qu’ils s’exposent à des représailles de la part du gouvernement russe, notoirement peu magnanime vis-à-vis des médias d’opposition. Interrogé à ce sujet au terme de son émission de l’après-midi, Evgueni Lesnoï hausse les épaules. « Naturellement, nous savons que nous sommes exposés, et que notre travail ne plaît pas à Poutine et à ses sbires. Mais il faut bien que quelqu’un s’en charge. »