Il s’en est fallu de peu pour qu’on le rate. Un peu plus tôt, pourtant, un initié nous avait indiqué sa position avec précision. Au sortir du centre-ville, rouler 8 kilomètres vers l’est, passer le poste de police et la station-service, et bien regarder du côté gauche, sous les pylônes électriques, contre le centre de rechapage de pneus. « Vous ne pouvez pas le rater ! », avait-il assuré. Malgré tout, une fois sur place, rien de visible, pas le moindre monument, du moins a priori. Et puis soudain, dans la voiture, l’un de nous a crié. « C’est là ! C’est lui ! » Virage, embardée. Au diable les camions et leurs klaxons furieux. Ce premier arrêt n’était pas négociable.
Curieux endroit pour un monument… Perdu au bord de la route, entre des pâturages gorgés d’eau, de sinistres « sex motels » et des entrepôts rouillés jusqu’à l’os. En apparence, ce n’est certes pas grand-chose ; tout juste un arbre, ou plutôt ce qu’il en reste : le tronc d’un gigantesque noyer, découpé à la tronçonneuse et coulé dans un revêtement de béton. Rongé par l’humidité, envahi par les herbes folles, il n’a pas fière allure. Dans ses fissures poussent des petites fleurs violettes et des embauba, une plante aux feuilles lobées, prisée des paresseux. Tout cela sent l’oubli et le néant à plein nez. Apposée près du tronc, une plaque noire aux allures de faire-part de décès peine à rappeler au visiteur l’importance des lieux : « Sur ces rives du Xingu, en pleine jungle amazonienne, le président de la République a lancé la construction de la Transamazonienne, donnant un élan historique à la conquête et la colonisation de ce gigantesque monde vert. » L’inscription est suivie d’un lieu, « Altamira », et d’une date, le « 9 octobre 1970 ». Celle de la naissance d’une route. Et de la mort de la grande forêt.
Ligne de front
Ainsi commence notre histoire. A Altamira, au milieu des champs, tout près des eaux tumultueuses du rio Xingu. C’est bien ici, au cœur de l’Etat brésilien du Para, que fut tiré il y a un peu plus de cinquante ans le premier coup de feu d’une guerre qui n’a jamais dit son nom : celle menée contre la nature. Un conflit où les victimes anonymes – des arbres – se comptent par dizaines de milliards et dont dépend aujourd’hui le sort du climat, de la planète et a fortiori de l’humanité. Une guerre dont l’Amazonie est le champ de bataille, et la Transamazonienne, la ligne de front.
« Et alors, vous l’avez trouvé comment le “tronc du président” ? » Antonio Ubirajara Umbuzeiro réprime un sourire. En portugais, le mot « tronc » désigne également le sexe masculin… La blague permet de briser la glace. Notre hôte, contrôleur aérien de son état, cultive une excentricité pince-sans-rire. Depuis sa maison jaune poussin, bourrée de bibelots, ce quinquagénaire s’adonne aussi à la poésie et à la science-fiction. Pour son chien, de race chow-chow, il a bâti une niche géante en forme de chalet suisse, avec lumière et porte en bois. « Il faut frapper avant d’entrer ! », dit-il sans rire.
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