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Vous sortez du bureau après une longue journée de travail qui a été particulièrement épuisante d’un point de vue cognitif. Vous arrivez chez vous et vous hésitez entre faire la cuisine et vous commander une pizza. Finalement, vous optez pour la pizza car vous vous sentez trop fatigué. Une récente expérience réalisée par des chercheurs français de l’Institut du Cerveau à Paris, parue dans Current Biology, apporte des éléments de réflexion sur ce qui se passe probablement dans votre cerveau à ce moment-là.
Ce qui se passe peut-être dans votre cerveau
On ne peut être que spéculatif actuellement étant donné le caractère non interventionnel de cette étude. Elle ne fait qu’observer les liens existants entre plusieurs variables (la fatigue cognitive, les choix économiques, l’activation de certaines aires cérébrales, la présence de certains métabolites, etc.). Mais selon le modèle théorique des chercheurs, voici ce qui se passe dans votre cerveau même si cela reste encore à démontrer. Un système cérébral serait chargé d’exercer un méta-contrôle permanent entre les bénéfices espérés à exercer certaines fonctions exécutives et le coût d’un point de vue métabolique. De cette balance résulterait l’activation (ou non) des zones cérébrales associées au contrôle cognitif qui déterminerait le comportement final : s’engager à nouveau dans une tâche coûteuse ou opter pour une option peu coûteuse. Lorsque la fatigue cognitive se fait sentir (ou simplement que nous sommes attirés vers des activités moins coûteuses sans même ressentir cette fatigue), c’est que le niveau de glutamate n’est plus optimal (ce point sera détaillé plus bas, mais selon l’étude, c’est qu’il reste à un niveau trop élevé pendant trop longtemps lors des tâches coûteuses). Dès lors, une boucle de régulation métabolique vient atténuer l’activation des aires cérébrales qui gouvernent le contrôle des fonctions exécutives et cette baisse d’activation se traduit par l’arrêt de la tâche vers un comportement moins coûteux.
Quelques bases pour mieux comprendre les détails de l’étude
Les neurosciences font bien la distinction entre les tâches automatisées et celles qui requièrent un effort cognitif. Par exemple, les joueurs et joueuses d’échecs professionnels peuvent effectuer les premiers coups d’une partie (on appelle cela l’ouverture) de façon très rapide mais lorsque la position se complexifie et que les possibilités de coups deviennent presque infinies, ils doivent réfléchir et adapter leurs compétences computationnelles à la position particulière qu’ils ont sous les yeux.
Dans la recherche, des tâches ont été développées par les scientifiques pour étudier en laboratoire les fonctions exécutives (notamment le contrôle cognitif) et la fatigue cognitive résultante. Généralement, les études opèrent au sein du cadre théorique de l’association entre un stimulus et sa réponse. Deux tâches paradigmatiques principales existent : les N-back et les N-switch. Les N-back font principalement intervenir la mémoire de travail en demandant aux participants de se souvenir d’une certaine information entre un stimulus et une réponse qu’on leur a donnée plus tôt. Les N-switch, quant à elles, ciblent plus l’inhibition cognitive – c’est-à-dire quand nous empêchons volontairement un comportement automatique pour s’adapter à la situation – en faisant varier l’association stimulus réponse, de sorte que la réponse appropriée ne soit pas toujours celle associée aux souvenirs présents dans la mémoire de travail. Ces tâches ont été utilisées pour déterminer les régions du cerveau qui s’activent lorsque nous utilisons nos fonctions exécutives. On sait désormais que la majorité se situe au niveau préfrontal, latéral et pariétal du cortex. Pourtant, on ne sait pas encore très bien pourquoi cela engendre de la fatigue cognitive.
Des hypothèses ont été proposées à plusieurs niveaux. D’un point de vue biochimique, certains pensent que de telles tâches consomment plus de glucose. On regroupe les hypothèses formulées autour de cette idée sous le nom de théorie d’épuisement des ressources. Cependant, ces hypothèses manquent d’évidences empiriques, robustes et fiables, et ne permettent pas d’expliquer la spécificité des fonctions exécutives dans la survenue de la fatigue cognitive par rapport à un autre processus comme la vision par exemple.
D’un point de vue économique, la fatigue serait en réalité induite directement par le cerveau lui-même afin de nous suggérer d’arrêter la tâche en cours pour nous diriger vers une activité qui induirait une récompense plus rapidement avec un moindre coût. Dans ce cadre théorique, la fatigue provient d’un calcul coût-récompense qui participe à ajuster notre comportement en vue de choisir l’opportunité la plus alléchante. Si des arguments soutiennent cette hypothèse comme le fait qu’augmenter le niveau de récompense permet de persévérer dans une tâche coûteuse malgré la fatigue, d’autres arguments rendent cette vision problématique.
En effet, la fatigue cognitive n’est pas quelque chose qui apparaît nécessairement. Par exemple, vous pouvez être en train de réaliser une tâche coûteuse et vous arrêter parce que c’est l’heure de la pause déjeuner, sans pour autant être fatigué. Vous le faites simplement car il y a une bonne raison de stopper l’activité en cours. Un argument encore plus saillant est le fait que la plupart des conditions pathologiques qui altèrent les fonctions exécutives et génèrent une fatigue cognitive chronique, comme le burn-out ou la dépression, entrave la planification d’actions en vue de rechercher une récompense chez les personnes malades. En effet, ces maladies se caractérisent souvent par l’envie de ne rien faire, pas même de prendre du plaisir. Si aucune théorie ne fait l’affaire de façon individuelle, il faut peut-être les rassembler. C’est ce que proposent les auteurs de l’étude.
Le cadre théorique et quelques résultats préalables
Pour leur étude, les auteurs font deux hypothèses. Premièrement, la fatigue cognitive résulte d’un accroissement du coût à exercer un contrôle cognitif au sein d’une tâche. Deuxièmement, cet accroissement se traduit en altération métabolique au sein des systèmes cérébraux garants du contrôle cognitif (au niveau du cortex préfrontal, latéral et pariétal, donc). Pour évaluer la fatigue cognitive, les auteurs ont choisi de faire appel aux jeux économiques. Ils pensent en effet que la baisse de performance lors d’une tâche chronométrée peut s’expliquer par l’ennui, peut être contrecarrée par l’entraînement ou bien compensée par la motivation. Ils considèrent donc que le choix systématique d’une option peu coûteuse (a choice bias for low-cost) représente un marqueur objectif de la fatigue cognitive, même en l’absence d’une sensation de fatigue par l’individu. Les investigateurs utilisent un design expérimental développé pour une ancienne étude. Deux groupes doivent effectuer la même tâche, seul le niveau de difficulté change. Aussi, ils vont réaliser leurs mesures sur une région du cerveau non associée au contrôle cognitif (le cortex visuel) afin de posséder des données comparables. Pour standardiser cette mesure, les participants ont été soumis à des pré-tests au préalable pour déterminer leur niveau individuel respectif concernant la balance coût-bénéfice, de façon que les dilemmes soient adaptés et ne soient pas trop faciles pour les uns et trop difficiles pour les autres, ce qui serait venu empiéter la robustesse de l’étude.
Dans l’ancienne étude en question, ils ont déjà mis en évidence que le niveau difficile se traduisait par une tendance à choisir la récompense immédiate plutôt qu’une récompense éloignée au sein d’un jeu économique. Grâce à une technique d’imagerie par résonance magnétique, ils ont également pu mettre en évidence que les choix suivant les tâches difficiles étaient associés à un recrutement moindre des zones du cerveau en charge du contrôle cognitif. Leur première supposition semble donc valide expérimentalement parlant : la fatigue cognitive semble survenir lorsque le coût qu’engendre une tâche cognitive énergivore est trop élevé. Pour évaluer leur seconde supposition, ils ont utilisé la spectroscopie à résonance magnétique qui permet de quantifier les métabolites au sein des tissus neuronaux en question. Ils se sont notamment concentrés sur la détection du glutamate et de ses métabolites qui représente un candidat idéal pour leur recherche. En effet, ce neurotransmetteur peut être responsable de l’altération du fonctionnement du neurone ou bien des communications entre les neurones lorsqu’il n’est pas présent en quantité optimale (en manque ou en excès).
L’expérience en question
Pour induire la fatigue cognitive chez les participants, les chercheurs ont utilisé les deux paradigmes expérimentaux mentionnés plus haut. Pendant plus de six heures, 16 d’entre eux ont réalisé les tâches « faciles » et 24 les tâches « difficiles ». La première consistait à discriminer voyelle et consomme ou majuscule et minuscule en repérant les associations de couleurs associées aux différents types de lettre (vert ou rouge). Dans la version facile, la couleur ne changeait qu’une seule fois durant les 24 répétitions de la tâche au sein d’une session tandis que dans la version difficile, elle changeait douze fois. La seconde différait au niveau de l’objectif. Les mêmes lettres étaient affichées mais les participants devaient les mémoriser afin de répondre à la question suivante : est-ce que les lettres affichées sont identiques ou différentes que la tâche précédente (version facile) / qu’une ancienne tâche plus éloignée (celle qui précédait la tâche en cours de deux essais). À la fin de chaque bloc de 24 tâches successives, les participants « jouaient » à un jeu économique où il y avait le choix entre deux options : l’une conférait une grande récompense mais avec un coût (temps d’attente, incertitude, effort physique, effort cognitif), tandis que l’autre conférait une récompense plus modeste sans demander d’effort.
Ce que les chercheurs observent est cohérent avec l’hypothèse intégrative (accumulation métabolique + rôle fonctionnel) de leur modèle – à ceci près qu’au lieu de constater une accumulation de glutamate lors de la réalisation successive des tâches difficiles, ils constatent une baisse de ce dernier lors de la réalisation des tâches faciles. Comme précisé plus haut, ces données sont corrélationnelles et ne représentent pas la preuve d’un mécanisme de cause à effet. Toutefois, elles apportent des pistes de recherche qui pourront être utilisées par de futures études pour confirmer ou infirmer les liens observés.
Ce qu’il faut retenir
- La fatigue cognitive est une expérience courante que tout un chacun peut décrire après une journée de travail.
- Pourtant, les explications scientifiques de ce phénomène sont lacunaires.
- Une récente expérience suggère que la fatigue cognitive est un phénomène neurométabolique fonctionnel.
- En outre, leur modèle suggère qu’une interaction entre une balance coût-récompense plus ou moins consciente et le niveau de certains neurotransmetteurs dans certaines zones spécifiques du cerveau, détermine en partie cette fatigue et les conséquences comportementales qui en résultent.
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