« Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Nous n’avons pas quitté la petite ville d’Apui depuis une demi-heure qu’un souffle d’inquiétude parcourt notre 4 × 4. Sur le bas-côté s’offre à nous un tableau sordide : six crânes de bœuf, alignés dans le sable roux. Tout autour sont disposés des ossements, des fragments de tibias et de mâchoires, mêlés à des morceaux de chair et de peau en décomposition. L’odeur de pourriture est épouvantable. En silence, on s’interroge : qui peut bien être à l’origine d’une si macabre mise en scène ?
Une certitude : à ce stade du voyage, vingt jours après notre départ, la Transamazonienne prend des airs de Far West. Les villages de bois, écrasés par la chaleur et à première vue vides d’habitants, paraissent tout droit sortis d’un mauvais western. A tout moment, l’étranger s’attend à voir surgir des chasseurs de têtes et des pistoleiros pour un duel au soleil… Certaines de ces localités portent d’ailleurs des noms de mauvais augure. L’une d’elles, Mata Mata, signifie littéralement « tue tue » ; en réalité, le patronyme d’une tortue locale aux allures de créature préhistorique, couverte de plaques bosselées.
Après plusieurs heures de route, voici Santo Antonio de Matupi, cinquième arrêt du voyage. Ou plutôt « KM 180 », comme on dit ici, soit la distance séparant ce bourg de la grande ville la plus proche, Humaita. Curieux endroit, perdu au milieu de nulle part : une piste de terre constellée de trous d’eau, le long de laquelle s’alignent une poignée de maisons de béton, de commerces et d’entrepôts. La journée, on y croise des cow-boys à large chapeau, montés sur leurs chevaux harnachés de cuir. Ils sont souvent suivis par des chiens errants, des bâtards au poil caramel en quête de nourriture.
Autoroute pour le trafic
Curieusement, c’est la nuit que tout se passe à Santo Antonio de Matupi. Au coucher du soleil commence un étonnant ballet. Des camions bruyants et boueux remontent lentement la Transamazonienne. Sur les remorques sont empilées des « tours », comme on les surnomme ici, les morceaux de « gratte-ciel » de l’Amazonie, des troncs d’arbres de plusieurs dizaines de mètres. Angelims, ipes, massarandubas, rien que des géants aux tons bruns, roux, crème et dorés… tous arrachés à la grande forêt.
Mieux vaut rester discret. Ces pièces de bois en partance pour les scieries viennent d’un endroit bien particulier : les terres du peuple indigène tenharim, où l’activité forestière est illégale. Ceux-ci se répartissent sur trois réserves, sur une superficie équivalant à celle du Liban, pour une population d’environ mille sept cents personnes. La réserve la plus vaste et la plus ancienne, celle de Marmelos, a été homologuée en 1996. Du nord au sud, une rivière du même nom la traverse. D’est en ouest, c’est la Transamazonienne, devenue ces dernières années une véritable autoroute pour le trafic de bois.
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