Les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sont arrivés, mercredi 31 août, sur le site de la centrale de Zaporijia, en Ukraine, pour vérifier son état de fonctionnement, alors qu’elle est la cible de bombardements depuis des semaines. Une situation qui alimente les craintes de la communauté internationale et a ravivé le spectre d’une catastrophe nucléaire.
Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheuse en physique nucléaire au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), a répondu à vos questions sur la sûreté du site nucléaire et le rôle des experts de l’AIEA.
Rico : Quel est le but de la mission des experts de l’AIEA ? Pourquoi se rendent-ils sur place ?
Le but de la mission des experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) est technique. Elle va faire un état des lieux général de l’installation (systèmes de sûreté, site d’entreposage des déchets radioactifs, etc.) et également vérifier les conditions de travail de l’exploitant. Il est important qu’ils se rendent sur place, car ce sera la première fois que nous aurons une évaluation indépendante de l’état de l’installation. Nous aurons, enfin, un état des lieux technique objectif.
Saxifrage : Je me posais une question sur les garanties de sécurité pour les agents de l’AIEA : sont-elles bien définies ? Car ces agents, qui ne sont que des civils, prennent quand même de sacrés risques en se rendant dans une zone de conflit.
Vous avez raison, ils prennent de grands risques. Il faut souligner leur immense courage. Cependant, je pense que les deux belligérants n’ont aucun intérêt à mettre les experts dans une situation périlleuse. Ils sont totalement neutres et poursuivent une mission technique et d’appui. S’ils sont partis, c’est que les conditions de sécurité étaient réunies.
Jacques68 : Ne serait-il pas possible de déterminer des périmètres de no man’s land autour de toutes les centrales nucléaires de la planète ?
Si je comprends bien votre question : vous voudriez avoir un périmètre de sécurité autour des centrales ? Cela existe déjà. En outre, le cadre légal international (convention de Genève et son protocole additionnel) stipule que les installations nucléaires ne doivent pas être prises pour cibles dans une guerre. Je pense que les instances internationales vont réfléchir à des obligations plus importantes, à l’avenir.
Pierre : Quelles infos avons-nous de l’état de la centrale ? Comment être sûr qu’il n’y a pas déjà des fuites radioactives ?
Il y a une veille européenne sur les rejets de radioactivité dans l’atmosphère. En France, c’est l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) qui en est chargée. La centrale de Zaporijia fait partie de la zone de surveillance. Donc il existe des captures de mesure de la radioactivité tout autour de la centrale de Zaporijia et en Ukraine. Par conséquent, s’il y a ne serait-ce qu’une infinitésimale augmentation de la radioactivité, l’IRSN le verra et en informera les autorités. Pour l’instant, les informations que nous avons sur l’état de la centrale nous permettent de dire qu’il n’y a eu aucun rejet anormal de radioactivité.
Cam : Concrètement, il se passe quoi s’il y a un accident ? A quel point le risque est réel/important ?
Le risque d’accident majeur sur la centrale de Zaporijia est un accident de fusion de cœur si elle perd la totalité de ses alimentations électriques. C’est le risque le plus important qui existe en termes de dangerosité. Pour autant, il est très improbable, car la centrale possède vingt groupes électrogènes avec environ une semaine à dix jours d’autonomie de carburant et cinq lignes électriques extérieures. Il y a donc du temps pour réagir sur ce point.
Dans le cas de l’accident de fusion du cœur, il me semble très improbable d’avoir la création d’un nuage radioactif. Le corium (mélange de combustible fondu et des structures métalliques de soutien du combustible dans le cœur) est très hautement radioactif et toxique. Il peut percer le génie civil sous le cœur, si rien n’est fait. Au moment de l’accident de Fukushima (le plus proche de ce que l’on pourrait imaginer ici), l’explosion a été due à l’hydrogène qui au contact de l’air peut s’enflammer et exploser. Depuis le REX [retour d’expérience] a permis de rajouter des recombineurs d’hydrogène dans l’enceinte de confinement. Donc le risque d’explosion me semble totalement improbable.
Les autres risques, il me semble, sont sur les zones de stockage de déchets radioactifs à l’air libre. Leur radioactivité a beaucoup diminué. C’est pour cette raison qu’ils sont à l’air libre. Si les conteneurs très robustes dans lesquels ils sont entreposés venaient à céder, il y aura une dissémination de radioactivité autour de la zone de stockage. Encore une fois, pas de nuage radioactif dans la haute atmosphère.
Guigui38 : En cas d’accident nucléaire à la centrale de Zaporijia, quel serait l’impact sur les populations autour de la centrale, ainsi que sur la population française ? Peut-on se préparer à un tel accident ? Et comment ?
Je pense que la population française n’a rien à craindre. Nous sommes loin de Zaporijia. Pour les populations autour de la centrale, s’il arrivait que, malgré toutes les barrières de défense de la centrale, il y ait un dégagement de radioactivité, il faudra mettre à l’abri la population et prendre des pastilles d’iode. Mais encore une fois, il me semble que c’est hautement improbable. Les deux belligérants connaissent parfaitement la centrale et n’ont aucun intérêt à ce qu’il y ait un accident. C’est une centrale jeune qui produit énormément d’électricité vitale pour toutes et tous.
CR : La concordance entre la mission de l’AIEA et de la contre-offensive ukrainienne est troublante. Comment s’assurer qu’elle est indépendante et non instrumentalisée ? De quelles nationalités sont ces membres ?
Je ne suis pas experte en géopolitique. Les nationalités des membres de la mission sont publiques. Je sais qu’il n’y a ni Américain ni Anglais. Une Française fait partie de la mission. Toutes et tous sont des employés de l’AIEA et ne représentent en rien leur pays. L’AIEA est totalement neutre.
Terry : A qui est destiné le rapport qui sera fait par l’AIEA suite à leur inspection ?
Le rapport sera public. C’est extrêmement important. Cela permet d’avoir confiance dans la neutralité de l’Agence. Son directeur, Rafael Grossi, y tient beaucoup. Il a plusieurs fois répété la qualité d’indépendance de l’AIEA.
Claire : La mission de l’AIEA peut-elle imposer des changements dans la gouvernance de la centrale ? Peut-elle demander ou imposer un retrait des militaires russes et de tout leur matériel entreposé dans la centrale ?
La mission de l’AIEA est d’ordre technique. Elle a pour but d’éviter un accident nucléaire. Je ne crois pas qu’elle puisse exiger de telles choses. Pour autant, je pense que le poids moral et charismatique de son directeur permettra de calmer les deux belligérants.
Julien : Si un jour un tel conflit arrivait en France, nos centrales sont-elles étudiées pour résister à des bombardements ?
Aucune démonstration de sûreté dans le monde n’a pris en compte une situation de guerre. Pour autant, les enceintes de confinement des centrales françaises et ukrainiennes sont dimensionnées pour résister à des chutes d’avions, des séismes, de la foudre qui tombe, etc. Celles de Zaporijia sont en béton armé précontraint de un mètre d’épaisseur et possèdent une peau d’étanchéité métallique. Les experts pensent qu’elles doivent résister à un certain nombre de tirs de missiles.
Je pense que les protections des centrales françaises (comme celles des centrales ukrainiennes) permettent d’écarter une possible dégradation du bâtiment du réacteur et un scénario catastrophe avec relâchement de radioactivité hors du bâtiment en cas de tirs.
Filou : Qu’est-ce qui différencie Zaporijia de Tchernobyl du point de vue de la sûreté nucléaire ?
Il y a énormément de différences entre les deux centrales. Ce n’est pas la même filière puisque Tchernobyl est une filière à graphite et Zaporijia une filière à eau légère. En termes de sûreté, et sans rentrer trop dans les détails de la physique du cœur :
- pas d’enceinte de confinement à Tchernobyl ;
- le temps d’insertion des barres de contrôle (qui permettent de stopper les réactions de fission en absorbant les neutrons, particules indispensables à la réaction en chaîne) trop long à Tchernobyl ;
- pas de graphite qui peut s’enflammer à Zaporijia ;
- à Tchernobyl, le réacteur datait des années 1970, et celui de Zaporijia date du milieu des années 1980. Donc toute la sûreté nucléaire est mieux réfléchie au fur et à mesure que le retour d’expérience est pris en compte ;
- Zaporijia a aussi bénéficié du retour d’expérience de Fukushima et, en particulier, le rajout de redondances sur les systèmes de sûreté, les recombineurs d’hydrogène, les modifications pour la tenue aux séismes, etc. ;
- argument plus technique : le coefficient de température positif à Tchernobyl alors qu’il est négatif dans les centrales à eau légère. Cela permet d’étouffer la réaction en chaîne de fission de manière naturelle dans le cas où il est négatif. Un coefficient positif signifie que, lorsque la température du cœur augmente, la puissance augmente et ainsi de suite. Ce n’est pas une caractéristique intéressante du point de vue de la sûreté.
Xji : Vous semblez très optimiste… Ne faudrait-il pas précisément travailler les scénarios hautement improbables ? Et donc les plus catastrophiques.
Vous avez raison ! Je pense que les autorités de sûreté mondiales vont prendre en compte rapidement le retour d’expérience de cette situation inédite. Je ne serai pas surprise que les prochaines démonstrations de sûreté prendront en compte le risque de guerre. En tout cas, je pense que c’est nécessaire.
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