« Des glaces polaires au climat de la terre. Enquête sur une aventure scientifique », de Morgan Jouvenet, CNRS Editions, 348 p., 25 €, numérique 18 €.
L’histoire est connue. En 1965, le glaciologue français Claude Lorius remarqua des bulles d’air à la surface du whisky dans lequel il avait plongé un morceau d’une des carottes de glace remontées par son équipe des profondeurs de l’inlandsis – le glacier géant – qui recouvre l’Antarctique. Il eut alors une intuition qui allait changer durablement la façon de décrire l’évolution du climat terrestre, raconte le sociologue Morgan Jouvenet dans Des glaces polaires au climat de la terre. Et si le gaz qui s’échappait de ce morceau de glace formé il y a des milliers d’années avait conservé des caractéristiques qui étaient celles du climat de l’époque où il fut emprisonné ? Si, en somme, l’Antarctique était une immense archive du climat de la planète, n’attendant que l’arrivée de savants assez astucieux pour déchiffrer les traces laissées par l’atmosphère du passé dans ce matériau fragile et translucide ?
De nombreuses expéditions furent organisées pour collecter toujours plus de glace et remonter ainsi les échelles du temps. En octobre 1987, la prestigieuse revue Nature consacra un numéro entier aux résultats des analyses menées sur ces carottes de glace. Un lien certain pouvait enfin être affirmé entre la présence de CO₂ et de méthane dans l’atmosphère et le réchauffement de la planète. L’archive glaciaire contenait donc la preuve de l’entrée dans l’anthropocène, cette ère dans laquelle l’activité humaine influence jusqu’à la géologie ou au climat terrestre. « Le whisky de Lorius, note Morgan Jouvenet, rejoint la liste de ces catalyseurs d’idées qui jalonnent l’histoire populaire des sciences, tels le bain d’Archimède et la pomme de Newton. »
Une communauté savante
Le sociologue ne pouvait évidemment s’arrêter à ce récit mythique et héroïque. Il a patiemment suivi le fil des publications de ces chercheurs, visité les laboratoires dans lesquels ils travaillent et interrogé ceux qui s’y trouvent. Sa première découverte a été que l’édifice scientifique construit depuis les années 1960 est moins le produit de l’intuition de quelques héros que celui d’une communauté savante, certes forgée par les récits de « l’héroïsme polaire des premiers temps » et l’imaginaire du voyage vers les pôles, mais dont l’organisation complexe – une « cité scientifique sur la glace », note-t-il – est la seule garantie que l’archive glaciaire pourra être extraite, tronçonnée, cataloguée, transportée et finalement analysée.
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