À l’ère où des influenceurs s’emparent des questions de santé sur les réseaux sociaux, les soignants voient de plus en plus leur parole remise en question par certains patients, sceptiques ou attirés par des soins plus “naturels”, notamment au moment de la grossesse et de l’accouchement. Des médecins généralistes, spécialistes et sage-femme racontent à BFMTV.com ce changement de paradigme auquel ils doivent faire face ces dernières années.
“Aujourd’hui, une youtubeuse est plus écoutée qu’un professeur d’obstétrique”, dénonçait fin septembre le patron de la maternité de l’hôpital Necker à Paris, en marge de la publication d’un rapport inquiétant de Santé Publique France sur la santé des femmes enceintes et de leur foetus entre 2010 et 2019. Dans une interview au Parisien, le professeur Yves Ville ne cachait pas sa préoccupation vis-à-vis de “la tendance généralisée” des patients attirés par “un retour à la nature qui s’opposerait à la médecine”.
Un nombre croissant de femmes font le choix de l’accouchement à domicile, par exemple, note à BFMTV.com le professeur Yves Ville. Caroline Combot, secrétaire générale de l’ONSSF (Organisation nationale syndicales des sage-femmes), confirme elle-aussi l’explosion du nombre de demandes pour des accouchements “nature” ces dernières années.
Une aspiration pour le tout naturel
Ainsi, le nombre de familles suivies en vue d’un accouchement à domicile accompagné a augmenté de 115% entre 2019 et 2020, selon un rapport de L’Association Professionnelle de l’accouchement accompagné à domicile (APAAD). Une augmentation qui “aurait pu être bien supérieure”, mais “l’offre professionnelle n’était pas suffisante” et “énormément de femmes ont été refusées soit du fait du manque de moyen, soit du fait de demandes trop tardives, ou insuffisamment mûries”.
Par conséquent, “le nombre de couples qui se tournent vers des accouchements non assistés (par des professionnels de santé) augmente lui aussi considérablement, la plupart du temps en raison de l’absence de sage-femme disponible”.
C’est là que le bât blesse, pour Caroline Combot, sage-femme libérale à Belfort. “Les couples ont cette volonté de respecter le rythme physiologique de la naissance. Ça ne pose pas de problème en soi. Le hic, c’est que depuis le Covid, mes collègues et moi voyons de plus en plus de couples qui ont ce projet mais ne veulent plus qu’il soit médicalisé”, déplore-t-elle.
“Ils préparent ça dans leur coin, s’organisent et glânent des conseils sur des groupes Facebook dédiés à ça”, explique la soignante.
“Il y a une véritable aspiration pour le ‘tout naturel'”, explique aussi Yves Ville, qui voit “de plus en plus de femmes revendiquer qu’on ne médicalise plus l’accouchement, et refusent le déclenchement de l’accouchement. “La grossesse n’est pas une maladie, les femmes ont donc une tendance naturelle à penser qu’elle ne doit pas nécessairement être médicalisée. C’est devenu fréquent qu’on nous dise ‘je ne suis pas malade, tout va bien, et le bébé sortira quand il aura envie de sortir'”.
L’essor des médecines non-conventionnelles
Pour le spécialiste et chef de service, “cette nouvelle tendance survient en réaction à la médicalisation assez intense de la grossesse qui était privilégiée entre la fin des années 1970 et les anneés 1990, avec des recommandations en faveur de consultations nombreuses et d’échographies systématiques”. “Maintenant, on est dans un courant très sceptique à l’égard des messages médicaux. Les femmes se disent ‘qu’est-ce qu’on vient m’embêter avec de la médecine alors que c’est un phénomène naturel qui s’est très bien passé pour mes amies ou une-telle sur internet”.
“Aujourd’hui j’ai l’impression qu’on croit parfois plus les copines qui ont accouché dans le foin et pour qui ça s’est bien passé que le médecin qui vous dit de faire attention parce que vous avez 43 ans, vous avez fait une FIV et un diabète pendant votre grossesse, ce n’est peut-être pas très prudent d’aller jusqu’à 41 semaines”, explique Yves Ville.
“Une grossesse, ça n’est pas anodin”, rappelle également Amine Saïd, médecin généraliste et urgentiste à l’hôpital de La Timone à Marseille à BFMTV.com.
“Certains pensent qu’à partir du moment où c’est naturel, c’est sans risque. Alors certes, cela est faisable mais pourtant une femme qui accouche seule dans sa baignoire, ça peut être extrêmement dangereux si ça n’est pas préparé ou si les conditions ne sont pas réunies” le jour J.
De façon générale, le praticien a remarqué “une défiance grandissante des patients à l’égard de la médecine conventionnelle mais aussi de l’industrie pharmaceutique”. Des patients qui remettent en question ses conseils, ses diagnostics ou ses prescriptions, il dit en rencontrer au moins un par jour. “Avec certains, il est possible de discuter et de faire preuve de pédagogie. Avec d’autres, c’est beaucoup plus difficile car c’est idéologique. Ils arrivent avec des idées toutes faites et refusent les médicaments ou demandent constamment s’ils peuvent remplacer tel ou tel produit par autre chose”.
“Une confusion entre les faits et les opinions”
“La crise Covid a servi de cataliseur parce que les médecins n’étaient pas d’accord entre eux sur les questions liées à la pandémie. De fait, ils ne parlaient pas d’une seule voix et ça a brouillé les messages scientifiques”, analyse le médecin généraliste.
Un avis partagé par Raphaël Veil, médecin à l’hôpital Bicêtre à Paris, qui effectue actuellement un travail de recherche sur le sujet. Le chercheur estime que “la parole des experts s’est diluée au sein d’un brouhaha médiatique” et qu’on fait aujourd’hui face à “une forme de relativisation de l’expertise qui se mêle à une confusion entre les faits et les opinions”. En somme, désormais, tous les avis se valent et la parole d’un professionnel de santé vaut celle d’un influenceur santé.
“L’influenceur va me parler de ce sujet avec aplomb, j’ai l’impression de connaître cette personne, je m’identifie à lui. Une confiance s’est installée bien qu’elle n’ait aucune qualification médicale donc je vais lui faire confiance”, développe Amine Saïd qui dit s’efforcer à faire de la pédagogie, que ce soit en ligne ou auprès de ses patients.
“Au final, sa parole a la même crédibilité que celle d’un professionnel de santé et c’est très frustrant”, regrette-t-il.
“Le milieu de la santé a envie de se rafraîchir”, expliquait en mai dernier à Numerama Stéphanie Laporte, directrice de l’agence digitale social media Otta, pour qui le domaine médical est “encore extrêmement codifié”. Selon elle, “les influenceurs et influenceuses santé vont apporter cette fraîcheur-là et rajeunir les audiences” car les jeunes publics “sont plus sensibles à des relais d’informations qui ne sont pas officiels”.
“Si certains influenceurs donnent des conseils inutiles sur les réseaux comme les compléments alimentaires pour soigner la calvitie, j’ai envie de dire soit…. mais d’autres peuvent se révéler plus dangeureux pour les patients. Et c’est là qu’on doit intervenir”, affirme le médecin urgentiste Amine Saïd.
Une conséquence du manque d’accès aux soins?
L’essor des conseils de ces médecines “douces” sur les réseaux sociaux a une deuxième explication possible, pour lui: c’est la raréfaction de l’accès aux soins en France. Faute d’avoir un médecin disponible rapidement près de chez eux, les gens se tournent vers des méthodes alternatives qu’ils trouvent en ligne.
“C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans certains territoires éloignés des maternités comme les zones frontalières ou en montagne”, appuie Caroline Combot, la porte-voix des sages-femmes en France.
“Ça nous préoccupe énormément que certains ne veuillent plus être accompagnés par un professionel de santé et préparer ça eux-même avec des conseils trouvés ici et là… C’est du bricolage et c’est prendre le risque d’un drame tout-à-fait évitable.”
La soignante, comme ses collègues, s’inquiètent que certains couples préfèrent désormais les coaches en périnatalité ou encore les doulas, des nouvelles professions qu’elles ont vu fleurir ces dernières années. Des accompagnateurs de grossesse professionnels, en somme, sans formation médicale.
Le professeur Yves Ville, lui-aussi, met en garde et rappelle que ce mode d’accouchement à domicile “n’est pas adapté à toutes les femmes et toutes les grossesses, surtout quand on sait que l’âge moyen des femmes enceintes se décale progressivement vers les 35-44 ans”. Un âge où les risques de complications sont plus importants.
Il est ainsi important de rappeller qu’un accouchement à domicile ultramédiatisé comme celui de la célèbre mannequin américaine Ashley Graham, en février dernier, “n’est pas normal” et même très dangereux. En début d’année, la mère de 34 ans a partagé sur les réseaux sociaux le récit de la naissance de ses jumeaux à domicile. Un événement qui ne s’est pas passé comme prévu et qui aurait pu lui coûter la vie.