Il avait la silhouette d’un grand monsieur Hulot, un air de gamin malicieux ; jusqu’au bout, et peut-être plus encore dans les derniers mois de sa vie, sa dégaine laissait paraître l’enfant qu’il avait été : un enfant émerveillé par les affaires du monde, des humains et de leurs sciences, des humains et de leurs techniques, des humains et de leurs fois, de toutes leurs formes de croyance. Je garde de lui une dernière image, l’été, il y a un an, alors qu’il luttait contre la maladie, arrivant dans ce recoin du Tarn-et-Garonne, à Nègrepelisse, où il s’assit avec des géologues, des juristes, des artistes, pour discuter et rire, et partager ce qui ressortait d’une tentative d’écoute de la rivière.
Les articles évoquant sa disparition en témoignent, sa pensée continuera d’inspirer le présent, de relancer l’avenir. Il y aura des milliers de publications pour faire le tour de ce qu’il nous laisse. Des têtes savantes, de tous les coins des sciences, évoqueront ce qu’il a su voir, détourer, approcher. Mais j’espère aussi que de nombreux textes parleront de sa joie ; la joie de penser, jusqu’au bout, cette joie qu’il transmettait à celles et ceux qu’il rassemblait pour travailler avec lui ; celles et ceux dont j’entends encore les voix amies, l’appelant simplement Bruno. « Bruno va arriver. Comment va Bruno ? »
Bruno était un chercheur, un laboratoire, un collectif, en permanence relié à mille formes de savoirs et d’expériences. Il est mort, mais ce qu’il nous laisse, en plus de toutes ses œuvres, c’est son précieux mode d’existence. Le mode d’existence Latour : la joie de penser au cœur du drame, la force de ne céder ni à l’angoisse ni à la catastrophe.
Son rire était le signe d’une immense tendresse
Il y avait ces régimes de vérités qui le passionnaient, qu’il adorait observer et décrire : les obstinations, les certitudes diverses le faisaient rire et son rire se transmettait. On riait avec lui. Son rire était le signe d’une immense tendresse ; car à force d’observer la vie de laboratoire – comment se construit la vérité ? – il avait compris, en sage, combien nous ne nous comprenons pas ; combien il importe de repartir de cette formidable incompréhension entre les récits du monde. Bruno avait le rire humble ; une joie toujours là, au cœur du désastre laissé par nos siècles de progrès. On sentait, à le suivre, que la vie moderne l’interpellait autant que les bizarreries de la maison de l’oncle dans le film de Jacques Tati. Il regardait nos techniques, nos fois scientifiques, avec les yeux de l’anthropologue mettant les pieds dans une jungle lointaine. En littérature, il y a un mot qui exprime, je trouve, le regard qu’il portait sur le monde. Estrangement. Bruno Latour savait estranger la vie.
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