L’horizon est barré par une muraille verte. Des mélèzes en parfaites rangées semblent comme une armée au garde-à-vous faisant face au territoire des landes, cet espace ouvert composé de plantes ligneuses basses. En cette fin juillet, sur le plateau de Millevaches, aux confins de la Corrèze, de la Creuse et de la Haute-Vienne, les buissons de bruyère callune sont en pleine floraison et forment un tapis de couleur violette qui rappelle les champs de lavande. C’est sur cette lande, près de Saint-Merd-les-Oussines (Corrèze), que Thierry Fedon a posé ses ruches. Transhumées ici, à 800 mètres d’altitude, comme du temps de son père, lui-même apiculteur, elles permettront de récolter le « caviar du miel », celui de bruyère callune. Mais, depuis plusieurs décennies, ce produit du terroir se raréfie, tout comme la plante dont il est issu. La lande est grignotée chaque année un peu plus par la forêt.
D’après le parc naturel régional (PNR) de Millevaches en Limousin, la lande ne compose plus que 0,6 % des 320 000 hectares du parc. Cinquante ans plus tôt, elle représentait encore la moitié des 100 000 hectares du cœur de ce territoire. La forêt, qui, elle, recouvre désormais 51 % du plateau, n’existait quasiment pas au début du XXe siècle (2 %). Les espaces étaient alors maintenus ouverts grâce au pâturage et à l’agriculture.
Les premières plantations de résineux ont commencé à l’initiative de quelques notables locaux désirant valoriser leur terre. En 1912, l’arrivée de Marius Vazeilles, garde général des eaux et forêts, accélère le boisement du territoire. Témoin de la misère et de l’exode des populations locales, ce futur élu du Parti communiste français introduit l’idée de forêt paysanne. Grâce aux plants fournis par l’Etat, les paysans boisent massivement leurs parcelles pour se constituer une caisse d’épargne par la vente de bois. En quelques décennies, les coteaux de bruyères sont transformés en forêts de production. Dès 1971, 47 % du territoire en est recouvert. Autrefois célébrée au cœur de l’été par tous les villages du plateau, la Fête de la bruyère semble aujourd’hui, à l’image de la plante, évanouie des consciences collectives.
« Identité du territoire »
Sur une des parcelles où Thierry Fedon a installé ses ruches, le propriétaire, Serge Charial, continue de laisser ses brebis brouter la callune. « La bruyère, c’est bien pour leur digestion. Et puis, j’ai toujours connu ce paysage ouvert. Moi, ce n’est pas le profit qui m’intéresse, donc je ne vais pas planter d’arbres. » Mais, fatigué des attaques des loups contre ses troupeaux, l’éleveur va vendre ses bêtes et convertir sa lande en prairie pour produire du foin. C’est donc une autre parcelle en moins pour Thierry Fedon. « Sur le plateau, on n’est plus que deux ou trois à récolter ce miel. Nous sommes des défenseurs du goût, de l’identité du territoire, raconte l’apiculteur, qui transhume ses ruches entre le plateau et les plaines du Limousin depuis son enfance. Le miel de callune est le panache de mon métier. » Dépendant de l’humidité du sol pour produire le nectar et de l’« entretien » des bruyères par les brebis, il en récolte entre 0 et 5 kilos par ruche et par an (contre 18 kilos, en moyenne, pour du miel ordinaire en France).
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