Il émet plus de dioxyde de carbone (CO2) que la nature ne peut capter, rase des forêts, construit des routes, surexploite des terres, utilise des produits chimiques, pêche plus que les océans ne le permettent… Dans chacune de ses activités, l’être humain interagit avec d’autres écosystèmes. Mais ses excès ont pour conséquence le déclin de la biodiversité. On parle même de « sixième extinction de masse ». Alors, pour compenser ces effets dévastateurs, des initiatives naissent. C’est le cas de la Grande Muraille verte. Lancé en 2007 par l’Union africaine, ce projet de restauration écologique prévoit de planter… des millions d’arbres. En quoi consiste-t-il ? Comment se concrétise-t-il sur le terrain ? Quinze ans après son lancement, quels sont les résultats ? Eléments de réponse dans l’épisode 2 de « La fabrique du savoir, saison 2 », un podcast du Monde produit en partenariat avec l’Espace Mendès-France de Poitiers.
Au micro de la journaliste Joséfa Lopez, Gilles Boëtsch, anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et codirecteur de l’observatoire Hommes-Milieux Téssékéré, Aliou Guissé, botaniste, professeur en écologie végétale à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar (UCAD) et codirecteur de l’observatoire Hommes-Milieux Téssékéré, et Martine Hossaert-McKey, directrice de recherche émérite au CNRS dans le laboratoire ChimEco et au centre d’écologie fonctionnelle et évolutive à Montpellier, chargée de mission biodiversité et outre-mer pour le CNRS.
La Grande Muraille verte est un projet de reboisement sur 8 000 kilomètres, entre le Sénégal et Djibouti. Pourquoi a-t-il été lancé ?
Gilles Boëtsch : Le projet de Grande Muraille verte a pour objectif de limiter l’avancée du désert dans une région fragile située près du Sahara, le Sahel, en proie à la désertification. Et cela en plantant des arbres. Ce projet s’adapte au contexte et aux écosystèmes de chaque pays dans lequel il est développé. Le Sénégal sert de vitrine, comme la Mauritanie à son niveau. Mais entre le climat, les troupeaux et les conflits armés, il faut vraiment s’accrocher pour que cette Grande Muraille avance !
Martine Hossaert-McKey : Avec la Grande Muraille verte, on peut parler d’une expérience de laboratoire à ciel ouvert ! C’est une sorte de mosaïque où chaque pays s’empare du projet à sa façon, en fonction de sa culture, du foncier, de la texture du sol. On ne va pas planter les mêmes arbres au Sénégal qu’en Mauritanie ou en Ethiopie, par exemple…
Comment faites-vous pousser des arbres dans des zones désertiques ?
Aliou Guissé : Le choix des espèces a été primordial. Il s’est fait sur deux critères. D’abord, les envies des populations locales, à qui on a demandé leur avis. Ensuite, dans la liste d’espèces qui se sont dégagées, nous en avons testé quelques-unes en laboratoire. Finalement, nous en avons gardé sept, les plus adaptées ou les plus susceptibles de s’adapter à un climat aussi hostile que la zone sahélienne. Ensuite, nous faisons grandir les plants en pépinière puis, lorsqu’ils ont atteint une certaine taille, ils sont plantés. Cela leur permet d’être un peu plus autonomes vis-à-vis de l’eau. Nous reboisons pendant la période hivernale afin de profiter de la saison pluvieuse, qui commence au mois d’août dans la zone sahélienne, et nous faisons des sillons dans la terre pour emprisonner l’eau de pluie.
Combien d’arbres ont ainsi déjà été plantés depuis 2007 ?
G. B. : Au Sénégal, nous comptons deux millions de plants. Mais, attention, pas des arbres entiers, nous plantons de petits arbustes, dont la moitié environ survivra.
A. G. : Dans d’autres zones moins hostiles, on peut monter jusqu’à 68 % de taux de réussite. A condition d’avoir un suivi sérieux, des écogardes qui surveillent et l’installation d’un grillage pour protéger les plants.
Pourquoi devoir replanter autant d’arbres dans ces zones ?
G. B. : Avant, les gens venaient dans cette zone uniquement au moment de la mousson, quand il y avait de l’eau. Puis ils repartaient. Aujourd’hui, ces populations restent en permanence parce qu’il y a eu des forages et elles y pratiquent l’élevage. Les bêtes divaguent et broutent. Résultat : la forêt sahélienne a perdu 80 % de sa masse en un siècle. Avec la Grande Muraille verte, on essaie de restaurer la forêt telle qu’elle existait il y a un siècle. Mais la pression du bétail rend les choses très difficiles.
A. G. : Il est difficile de convaincre les populations de diminuer l’élevage, car c’est une tradition et un honneur chez les Peuls d’avoir le plus de bétail possible.
En plus de stopper le désert, la Grande Muraille verte a un but socio-écologique. Elle vise à améliorer les conditions de vie et de santé des populations, à lutter contre l’insécurité alimentaire, contre la paupérisation…
M. H.-M. : C’est un très bel exemple de solution fondée sur la nature, car planter des arbres permet de régénérer la forêt et de faire revenir la biodiversité. L’arbre va permettre aussi à des graminées de s’installer dessous, il va attirer de nouveaux pollinisateurs, des insectes. Les gens vont pouvoir réutiliser certaines plantes pour leur consommation, pour le fourrage…
G. B. : La Grande Muraille verte permet également d’améliorer la santé des populations. En effet, dans certains pays, 30 % des habitants souffrent de maladies respiratoires à cause de la poussière du désert. Or, si on arrive à humidifier un peu plus le sol grâce aux arbres, cela fera tomber les poussières. On diminuera donc les maladies respiratoires.
Comment les éleveurs ont-ils réagi à la mise en place de la Grande Muraille verte ?
A. G. : Au début, tout le monde pensait que cette muraille verte serait compacte, comme une sorte de bande d’arbres étanche. Nous avons fait des aménagements pour permettre aux troupeaux de passer. Les éleveurs se rendent aujourd’hui compte qu’ils tirent un certain nombre d’avantages des parcelles qui sont reboisées. Par exemple, grâce aux clôtures, la strate herbacée est préservée pendant toute la saison et à la fin, quand elle est à son maximum, nous permettons aux populations locales de venir récolter pour faire du fourrage. Certains l’utilisent pour leur propre bétail ; d’autres le vendent, ce qui leur apporte des revenus importants.
Le projet a maintenant quinze ans. Quel bilan dressez-vous ?
G. B. : Il fonctionne relativement bien au Sénégal. On a réussi à convaincre les habitants du bienfait de cette démarche et, comme ils sont plutôt de notre côté, cela se passe bien. En revanche, il y a certains pays, comme en Algérie, où des expériences de barrières vertes n’ont pas fonctionné car les populations y étaient opposées. Des raisons géopolitiques peuvent aussi compromettre le projet. Même si les dirigeants ont tous envie que ça marche, ils ne contrôlent pas tout.
Quels sont les défis pour la prochaine décennie ?
A. G. : Convaincre les décideurs que la recherche est indispensable pour avancer. On essaie au quotidien de réunir les gestionnaires de cette muraille avec des chercheurs car, pour prendre une décision, il faut savoir quelles en seront les conséquences. Nous pensons aussi qu’avec cette synergie nous pouvons convaincre les gouvernants de mettre beaucoup plus de moyens sur ce projet et permettre à nos étudiants chercheurs, nos doctorants d’être formés dans de meilleures conditions sur des aspects concrets. Par exemple, depuis un certain temps, nous avons un insecte qui envahit l’une des espèces d’arbres. Cet insecte-là, on a pu le décrire récemment grâce à la recherche. C’est un insecte qui n’était pas répertorié auparavant. La recherche a donc permis une avancée phénoménale !
Avez-vous l’impression d’être des scientifiques d’action ?
G. B. : D’action et de terrain ! On n’est pas seulement sur nos paillasses. On va aussi sur le terrain voir ce qui se passe auprès des populations. Des populations qui ont un savoir à transmettre sur leur environnement.
Si vous deviez décrire en un mot ce projet de Grande Muraille verte…
G. B. : Il est « génial » !
A. G. : Je dirais « téméraire » et « conscient ».
M. H.-M. : Un projet « exemplaire » ! Nous menons une recherche et une action interdisciplinaire en contact avec des populations locales, et c’est un succès. Il faut le faire savoir !
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« La fabrique du savoir » est un podcast écrit et animé par Joséfa Lopez pour Le Monde. Réalisation : Eyeshot. Identité graphique : Melina Zerbib. Partenariat : Sonia Jouneau, Victoire Bounine. Partenaire : Espace Mendès-France de Poitiers.