Alors que l’on anticipe une rentrée sociale tonitruante, on oublie souvent que la question sociale n’a pas épargné le monde de la recherche scientifique depuis l’époque moderne. Qu’il s’agisse de l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel, entre le loisir lettré et le labeur de l’âge classique ou d’une division disciplinaire entre travail littéraire et travail scientifique, la réflexion sur les conditions et la légitimité du travail intellectuel n’a cessé de se poser pour les élites anciennes, magistrats, médecins ou religieux.
Si l’Ancien Régime réfléchit sur la place à donner à cette catégorie de travailleurs, à partir du XIXᵉ siècle, avec l’apparition d’une revue intitulée Le Travail intellectuel, en 1847, la révolution industrielle renouvelle sa réflexion sur la visibilité juridique de ces « populations ». Après la première guerre mondiale, la CGT s’interroge ainsi sur l’opportunité de créer une Confédération des travailleurs intellectuels. La réticence de l’épistémologie à concevoir l’activité scientifique comme éminemment collective et située dans des institutions a souvent privé de toute validité une approche sociale et délégitimé les revendications en termes de conditions de travail et de revenus.
Une abondance de témoignages
Autrice d’une œuvre originale et exigeante qui dessine une véritable anthropologie des savoirs, portant aussi bien sur l’ordre matériel des savoirs, sur l’oralité savante que sur les émotions, Françoise Waquet, directrice de recherche au CNRS, se propose dans son nouvel ouvrage, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles (CNRS éditions, 352 p., 25 €), de donner un peu d’intelligibilité à l’univers des travailleurs scientifiques des XIXᵉ et XXᵉ siècles en France.
Certes, l’histoire et la sociologie des sciences se sont intéressées à ces « techniciens invisibles » que sont les assistants-domestiques de Robert Boyle au XVIIᵉ siècle, les personnels administratifs de l’université Harvard ou encore plus largement les femmes de sciences. En s’appuyant sur une abondante moisson de témoignages (biographies, enquêtes institutionnelles, images), l’historienne cherche à cerner les contours et les mutations de cette population.
Le travail, les tâches, les routines sont au cœur de la vie quotidienne de ces travailleurs « invisibles »
Dans cette description dense, elle est attentive tant aux aides-naturalistes du Muséum qu’aux « garçons de laboratoire », aux techniciennes de la laverie d’un laboratoire de biologie qu’aux gestionnaires de laboratoires ou aux collaborateurs locaux des sciences de terrain dans les empires, sans parler des doctorants, qui sont dans un entre-deux. Sans ignorer la précarisation de la recherche actuelle, elle souligne combien le travail, les tâches, les routines sont au cœur de la vie quotidienne de ces travailleurs. La création du statut de collaborateur technique au CNRS en 1952 participe à la fonctionnarisation de ces personnels, qui passent de 680 en 1948 à 13 500 en 2015, même si on observe aujourd’hui une diminution dans le recrutement.
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