A quel jeu joue-t-il ? Au sous-sol de son laboratoire du Centre d’élaboration de matériaux et d’études structurales (Cemes), à Toulouse, Christian Joachim, assisté de Umamahesh Thupakula, un postdoctorant, est perplexe. Tel un amateur de mikado, grâce à des commandes passées depuis son clavier à une imposante machine, il pousse un bâtonnet invisible à l’œil nu. Sans succès. Il le tire. Ça ne marche pas non plus. Il essaie avec une double poussée. Idem. Il griffonne alors sa prochaine stratégie sur une feuille de papier. Sera-t-elle la bonne ? Arrivera-t-il à réaliser l’exploit de faire monter sur une marche d’une vingtaine de nanomètres de haut ce bâtonnet de 50 nanomètres de long – un nanomètre vaut un milliardième de mètre, soit moins que le diamètre d’un cheveu coupé en 100 000 ?
Y parvenir plairait bien à ce pionnier d’une discipline d’abord baptisée biotique dans les années 1970, puis électronique moléculaire quelques années plus tard. L’idée est de réussir à concentrer dans une seule molécule les fonctions des composants de l’électronique actuelle, issus du façonnage nanométrique de matériaux comme le silicium. Interrupteur, fil, amplificateur, transistor, additionneur…, le tout sur une molécule, d’une taille dix à cent fois plus petite que les matériaux actuels.
Si l’on ne comprend pas trop son drôle de jeu, on a du mal aussi à mettre le chercheur, qui vient d’avoir 65 ans, dans une case. Chimiste ? Physicien ? Voire mathématicien ? Un peu des trois pour ce médaillé d’argent du CNRS en 2001.
Des moutons à cinq pattes
Puisqu’il manipule des molécules, il devrait être classé comme chimiste. « Mais il en a une vision de physicien, corrige Erik Dujardin, chercheur CNRS au Laboratoire Interdisciplinaire Carnot de Bourgogne, qui a longtemps travaillé au Cemes avec lui. Il ne s’intéresse pas à leur propriété habituelle de cristallisation ou de changement de phase, mais il imagine comment leur état d’énergie va permettre de réaliser une fonction. Il a même inventé des noms pour ces molécules, hors des nomenclatures officielles, ce qui fait écarquiller les yeux des chimistes. » « J’aime bien dessiner des moutons à cinq pattes au tableau pour stimuler mes collègues qui essaieront de les fabriquer », précise Christian Joachim, qui se souvient avoir imaginé, encore étudiant, un premier fil moléculaire sur le tableau de sa chambre. « C’est sûr qu’il aime bien dessiner ! Mais les chimistes le faisaient parfois redescendre sur terre », se souvient Jean-Pierre Launay, ancien directeur du Cemes.
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