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Quand la dérive des continents fait dériver la Lune



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En 1755, le philosophe Immanuel Kant a publié un remarquable opuscule intitulé Histoire naturelle universelle et théorie des cieux : Essai sur la constitution et l’origine mécanique de toute la structure de l’univers basé sur les principes newtoniens. Non seulement il y exposait ce qui allait devenir le modèle de Kant-Laplace pour la cosmogonie du Système solaire, théorisait un cosmos peut-être infini mais surtout rempli de galaxies similaires à la Voie lactée, des « Univers-îles » selon les mots de Kant, mais il prédisait également que la distance entre la Lune et la Terre devait augmenter avec le temps.

De Kant à Darwin

Parfaitement maître des concepts de la physique newtonienne, à défaut des mathématiques newtoniennes développées au même moment par des Leonhard Euler et d’Alembert, Kant comprend que la loi de conservation du moment cinétique et l’existence de frottements des océans déformés par les forces de marée de la Lune, en raison de la rotation de la Terre, conduisent à dissiper l’énergie cinétique de rotation sur elle-même de notre Planète bleue. Le ralentissement de la rotation de la Terre faisant diminuer son moment cinétique, il doit conduire à une augmentation de celui de la Lune autour de la Terre pour assurer la conservation du moment cinétique total Terre+Lune et donc une augmentation de la distance entre les deux corps célestes — sur toutes ces notions élémentaires de mécaniques, on pourra consulter les cours de physique de deux prix Nobel Feynman et Landau

Du vivant de Kant, mais dans le demi-siècle qui va suivre, d’Alembert, Lagrange et Laplace vont développer intensivement la théorie des marées sur des bases mathématiques et c’est sur ces bases également que l’astronome et mathématicien anglais George Howard Darwin (1845-1912) va donner corps solidement, vers 1880, aux idées de Kant sur le ralentissement de la rotation de la Terre et l’éloignement progressif de la Lune. Pour la petite histoire, et comme son nom le laisse deviner, Georges est bien l’un des enfants de Charles Darwin (1809-1882) le célèbre naturaliste et paléontologue anglais dont les travaux sur l’évolution des espèces vivantes ont révolutionné la biologie.

Ces travaux de Darwin accompagnent sa théorie cosmogonique de la Lune, théorie fort intéressante mais dont l’exposition nous entraînerait trop loin. On peut en avoir un aperçu dans le traité de géophysique du grand astronome, mathématicien et géophysicien britannique Harold Jeffreys qui allait lui aussi contribuer à la théorie de son compatriote George Darwin auquel le traité est dédié.

Les idées de Kant et Darwin vont finalement être solidement vérifiées au cours du XXe siècle et un tournant à ce sujet va arriver grâce au programme lunaire, états-uniens et soviétique, qui va déposer sur la Lune des rétro-réflecteurs renvoyant des photons lasers à 180 ° et qui vont donc faire un aller retour à partir de leur émission sur Terre. On dispose donc depuis 1969 d’une télémétrie laser entre la Lune et la Terre qui a permis de démontrer que les astres s’éloignaient bien l’un de l’autre avec une vitesse estimée à de 3,83 cm/an.

Les archives géologiques n’étaient pas non plus en reste car l’on dispose de certains fossiles de coraux qui ont comme des anneaux de croissance dépendant de la durée du jour sur Terre et aussi celle de l’année. On a ainsi démontré que, pendant la période du Dévonien, (plus précisément il y a environ 380 millions d’années) une année comptait 400 jours mais que sa durée était quasiment la même qu’aujourd’hui. Il fallait donc en déduire que la durée du jour n’était que de 22 heures environ et donc que la rotation de la Terre avait bien ralenti, ce qui comme on l’a vu implique que la Lune était plus proche dans le passé de la Terre.

Cinquante ans après le premier pas de Neil Armstrong, les instruments déployés sur la Lune par la mission Apollo 11 sont toujours utilisés par des scientifiques français. Grâce aux panneaux réflecteurs posés sur le sol lunaire, ils mesurent la distance qui sépare notre Planète de son satellite. À la clef, de précieux enseignements sur la rotation de la Lune ou la composition de son noyau. © CNRS

Une Lune née il y a 1,4 milliard d’années ?

Toutefois, en insérant dans les équations de la théorie de Darwin des mouvements de Lune et de la Terre la valeur mesurée par télémétrie laser, on trouve que la Lune et la Terre devaient être en contact il y a environ 1,4 milliard d’années. Ce résultat est bien en accord qualitatif avec la théorie qui fait naître la Lune d’une collision entre la Terre et une planète de la taille de Mars, la fameuse Théia, mais quantitativement, cela ne va pas du tout car on sait bien que la Lune est âgée de plus de 4 milliards d’années et qu’elle serait née de la collision Terre-Théia il y a environ 4, 4 milliards d’années.

On est donc depuis environ 50 ans devant un paradoxe que l’on a baptisé événement de Gerstenkorn, c’est-à-dire un contact entre la Terre et la Lune il y a 1,4 milliard d’années, contact qui ne s’est certainement pas produit à ce moment-là.

Une équipe de recherche de l’Observatoire de Paris-PSL au sein de l’Institut de mécanique céleste et de calcul des éphémérides (IMCCE) s’est penchée sur ce problème et elle vient de faire savoir qu’elle avait résolu l’énigme dans un article publié dans A&A Letters mais dont on peut trouver une version en accès libre sur arXiv.

Des tentatives précédentes pour résoudre la contradiction en améliorant la théorie des marées, notamment les modèles océaniques de Webb (1982) qui avaient représenté des progrès fondamentaux en montrant l’apparition de résonances mécaniques (similaire à celles qui font osciller une balançoire lorsque la fréquence d’excitation est bonne) entre les ondes océaniques et le forçage des forces de marée, conduisant à une forte augmentation de la dissipation de l’énergie de rotation de la Terre, n’avaient toujours pas permis de rendre compte ni du taux de marée actuel ni de l’âge de la Lune.

Des continents en interaction avec des ondes de marée

En fait, la comparaison avec l’expérience n’est pas simple et, jusqu’à présent, il y avait un risque de raisonnement circulaire. En effet, en ce qui concerne l’histoire des mouvements du système Terre-Lune, il existe aussi des archives cyclostratigraphiques dans les sédiments en relation avec les dépôts associés aux rythmites de marée, liées à la variation du dépôt des marées entre les mortes-eaux et les vives-eaux, ainsi qu’aux fameux cycles climatiques de Milankovitch. Mais, pour interpréter ces données, il faut aussi disposer d’une modélisation de ces mouvements en rapport avec la mécanique céleste jusqu’à un certain point.

De sorte que les modèles empiriques de l’histoire Terre-Lune qui sont largement utilisés aujourd’hui par les géologues sont problématiques. Enfin, comme l’explique un communiqué de l’IMCCE, les modèles empiriques ne permettent pas de déduire des informations physiques sur le système Terre-Lune.

Les marées sont principalement le résultat de l’attraction de la lune et du soleil et de la rotation de la terre sur elle-même. Des mesures par satellite permettent d’obtenir des animations qui visualisent les variations de la hauteur des mers, représentées par des niveaux de gris. Ces variations de niveau sont la somme de nombreuses composantes, baptisées ondes de marée. Les animations mettent en évidence les propriétés de l’onde de marée M2, effet de l’attraction de la lune (période, amplitude, longueur d’onde, nœuds vibratoires et vitesse de propagation) et de l’onde de marée K1, effet de l’inclinaison de l’orbite lunaire par rapport à l’équateur (opposition de phase et latitude critique). © GénériqueAuteurs scientifiques : Le Provost Christian et Lyartd Florent (Legos, UMR CNRS, Toulouse) Réalisateur : Ternay Jean-François (CNRS AV) Production : Legos, CNRS AV Diffuseur : CNRS Images

Pour contourner ces difficultés, les astronomes et géophysiciens de l’IMCCE ont raffiné leur modélisation en tenant compte au cours des millions et des milliards d’années de la dérive des continents. Les mouvements des blocs continentaux non seulement changent le moment d’inertie de la Terre au cours du temps, ce qui influe sur la rotation de la Terre et les mouvements de son axe de rotation, mais en modifiant aussi la forme des océans, ils conduisent à des ondes de propagation des marées et des dissipations d’énergie plus complexes qu’initialement prises en compte.

Finalement, les chercheurs non seulement ont éliminé la contradiction que représentait l’événement de Gerstenkorn mais ils ont également obtenu une remarquable cohérence entre les prédictions de la nouvelle modélisation et l’histoire de l’évolution de la distance Terre-Lune.

Le communiqué de l’IMCCE exposant cette découverte se conclut par les commentaires suivants :

« Cette étude est interdisciplinaire et aura un impact très large dans plusieurs domaines (géophysique, géologie, astronomie). Elle fournit le premier modèle physique de l’évolution du système Terre-Lune qui concorde parfaitement avec la dissipation actuelle de marée et l’âge de la Lune, résolvant un paradoxe vieux de cinquante ans. De plus, ce modèle s’ajuste très bien aux données géologiques disponibles. Il deviendra ainsi très probablement la référence standard pour les études géoscientifiques. Cette étude démontre clairement que l’approche cyclostratigraphique est très pertinente pour retrouver l’état de rotation passé de la Terre. Elle consolide même l’ensemble du champ cyclostratigraphique. Ce modèle diffère de ceux précédemment publiés en permettant des résonances de plus grandes amplitudes. Ceci est essentiel dans l’ajustement du taux de dissipation actuel. Ces résultats vont donc également consolider la théorie des marées océaniques, montrant l’effet important de ces résonances océaniques. De plus, ils peuvent être généralisés aux marées océaniques des planètes extrasolaires ».

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Written by Stephanie

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