A pied, à vélo, en transports en commun, en voiture ou en train. A quoi ressemble la mobilité des Français ? Et que peuvent-ils faire à quinze minutes de chez eux ? A l’occasion de la Semaine européenne de la mobilité, « Le Monde Cities » est allé sur le terrain à la rencontre d’usagers et d’experts. Des reportages et des enquêtes à retrouver en podcast et à l’écrit dans la série « Un quart d’heure en ville ». Premier épisode de ce dossier : la marche.
« Une boulangerie, une épicerie, un laboratoire d’analyses médicales, des pharmacies, la gare, et surtout mon lieu de travail ! » Dans un rayon de quinze minutes de marche autour de chez lui, Julien Serrano trouve à peu près tout ce dont il a besoin. « Dans chacune des villes dans lesquelles j’ai vécu, Avignon, Montpellier, Nice et maintenant Besançon, j’ai toujours travaillé à quinze ou vingt minutes de chez moi. » Cette proximité a un prix, que cet homme d’une quarantaine d’années, longtemps chef de rayon chez Virgin Megastore, accepte volontiers : partout, il a fallu vivre en appartement, et non dans une maison.
Se déplacer à pied présente toutefois un avantage : « Je n’utilise que très peu ma voiture. Elle me sert juste pour les courses à l’hypermarché, moins cher que les magasins de proximité. Même avant la hausse des prix du carburant, je ne faisais le plein qu’une fois tous les trois mois. »
A Besançon, comme d’autres à Lyon ou à Bordeaux, Julien Serrano jouit de la « ville du quart d’heure », terme imaginé dès le début du XXe siècle par des urbanistes américains pour définir une ville dans laquelle l’essentiel des fonctions urbaines serait accessible sans contrainte. Le concept, remis au goût du jour, séduit désormais les élus des grandes agglomérations, leur promettant les services et les commerces de proximité et des interactions sociales. La ville du quart d’heure projette une image rassurante d’existence tranquille et villageoise, loin des traits habituellement associés aux mégapoles – frénésie, bruit, heures perdues dans les bouchons.
Carrefours anxiogènes
Malgré les atouts évidents de la marche en matière de santé publique et sa remarquable sobriété énergétique, le piéton est confronté à de nombreux obstacles, surtout lorsqu’il tient une poussette ou tire une valise. Chacun a fait l’expérience du trottoir étroit, privatisé par des terrasses, amputé par un panonceau publicitaire, diminué par une armoire électrique ou une borne de recharge, squatté par des scooters stationnés. On ne compte plus les carrefours anxiogènes à traverser en deux fois, les passages mal éclairés, les coups de klaxon intempestifs des automobilistes, les cyclistes qui roulent sur le trottoir.
Les femmes, qui marchent davantage que les hommes, se sentent plus vulnérables
Ces difficultés accentuent les inégalités de genre. Les femmes, qui marchent davantage que les hommes, se sentent plus vulnérables. « Le soir, en ville, il faut parfois faire de longs détours, ne pas se fier aux raccourcis et éviter d’attendre aux arrêts de bus. Tout ceci suppose une série épuisante de décisions », raconte Leslie Kern dans Ville féministe. Notes de terrain (Les Editions du Remue-ménage, 250 pages, 16 euros).
Les municipalités ne peuvent plus rester indifférentes. Depuis la création de la première voie piétonne de France, la rue du Gros-Horloge à Rouen, relatée par Le Monde en septembre 1971, le marcheur gagne chaque année quelques pas. Avec le premier confinement, le mouvement s’est accéléré. A Nantes, la piétonnisation estivale de certaines rues du centre-ville est devenue définitive, et d’autres voies sont réservées aux piétons en soirée. Montpellier a élargi son cœur piétonnier et limité le trafic traversant. Paris multiplie les « rues aux écoles » afin de sécuriser le parcours des enfants. Lyon se prépare à créer un axe entièrement piéton sur la rive gauche du Rhône. Grenoble a ménagé, sur un boulevard central, une « zone à trafic limité », où les seuls véhicules motorisés autorisés sont ceux des riverains, commerçants et livreurs. Cet été, pendant quelques semaines, Strasbourg a transformé sa place du Temple-Neuf, à deux pas de la cathédrale, en lieu culturel, tandis que Toulouse piétonnisait le pont Saint-Pierre sur la Garonne.
Bataille autour des trottoirs
Mais, en dehors des cœurs historiques des métropoles, et de la période estivale, le marcheur peine encore à se faire entendre. « C’est impraticable ! », peste Félix Martin-Moral, qui vit dans le quartier Lalande, au nord de Toulouse. « Il y a quelques mois, le long d’une large avenue où les voitures roulent très vite, les trottoirs ont même été rabotés pour matérialiser un couloir de bus ! », déplore-t-il. A Besançon, témoigne Julien Serrano, « [s]on père, qui a des problèmes de vue, évite les trottoirs cabossés et préfère la chaussée, car elle est plus lisse ».
La marche n’en reste pas moins, selon le service des données et études statistiques du ministère de la transition écologique, « le deuxième mode de déplacement » en France, derrière la voiture et devant les transports en commun. Dans les grandes villes, 26 % des déplacements, tous trajets confondus, sont effectués à pied et, en Ile-de-France, cette proportion atteint 38 %. La marche bat même des records à Paris, ville extrêmement dense, où 79 % des déplacements pour motif d’achats sont effectués à pied, selon le bilan des déplacements de la ville.
Va-t-on encore longtemps se laisser marcher sur les pieds ? A Orléans, la rue Landreloup, dans un quartier résidentiel, « avait été réaménagée en 2019. Mais des riverains se sont plaints de la suppression de places de stationnement », témoigne Annick Loschetter, de l’association Droit accessibilité mobilité métropole Orléans (Dammo). « La ville d’Orléans s’est empressée de casser l’aménagement tout neuf et de réduire la largeur des trottoirs. Nous avons immédiatement déposé un recours gracieux », en rappelant la loi : depuis un arrêté de janvier 2007, la largeur d’un trottoir ne doit pas être inférieure à 140 centimètres. Le recours a porté ses fruits plus tôt que prévu : « Maintenant, lorsqu’un automobiliste demande à la ville de faciliter le stationnement de son véhicule au détriment d’un trottoir, les élus répondent qu’ils risquent un recours en justice », relate Annick Loschetter.
« Dans les quartiers résidentiels, les gens s’insurgent, des riverains se coalisent, notamment autour des écoles » Anne Faure, présidente de Rue de l’avenir
« Désormais, dans les quartiers résidentiels, les gens s’insurgent, des riverains se coalisent, notamment autour des écoles », commente Anne Faure, présidente de l’association Rue de l’avenir, qui promeut, au niveau national, « une ville plus sûre, plus solidaire et plus agréable à vivre ».
Jusqu’à présent, deux espèces de piétons cohabitaient : les amoureux de la randonnée, surtout des têtes grises qui découvrent en groupe les chemins de campagne, et des citadins militants, pas mal de têtes grises aussi, mais défricheurs de trottoirs, férus d’urbanisme, membres de Rue de l’avenir ou de l’association parisienne 60 millions de piétons.
Pour la première fois, en 2020, ces deux mondes se sont retrouvés dans un collectif, baptisé Place aux piétons, pour lancer un « Baromètre des villes marchables », une enquête en ligne par laquelle chacun était invité à noter le niveau de confort des déplacements à pied. Parmi les villes les plus mal notées par leurs habitants figuraient des métropoles du Midi, ainsi que Paris et sa proche banlieue. La ville du quart d’heure doit encore faire ses preuves.