A pied, à vélo, en transports en commun, en voiture ou en train. A quoi ressemble la mobilité des Français ? Et que peuvent-ils faire à quinze minutes de chez eux ? A l’occasion de la Semaine européenne de la mobilité, « Le Monde Cities » est allé sur le terrain à la rencontre d’usagers et d’experts. Des reportages et des enquêtes à retrouver en podcast et à l’écrit dans la série « Un quart d’heure en ville ». Deuxième épisode de ce dossier : le vélo.
C’est « par conscience écologique » que, en avril 2021, Soizic (qui n’a pas souhaité donner son nom de famille) a décidé de se rendre au travail à vélo. Huit kilomètres matin et soir, vingt-cinq minutes entre sa maison de Vern-sur-Seiche (Ille-et-Vilaine) et l’hôpital Sud, à Rennes, « presque tous les jours, été comme hiver, souvent très tôt le matin ». Après un an et demi de ce régime, le trajet quotidien est devenu un plaisir, celui « d’être dehors, dans la nature, et de déconnecter le soir », avant de retrouver la vie de famille.
Dans l’enceinte de l’hôpital, le vélo à assistance électrique, acquis après une période de location auprès du service de vélos Star proposé par la métropole de Rennes, l’attend dans « un parking sécurisé par la vidéosurveillance ». Et, pour parcourir sa commune résidentielle de 8 000 habitants, Soizic et sa famille font « tout à pied, ou alors avec nos deux vélos classiques, non électriques ».
Pédaler, c’est un peu comme chausser des bottes de sept lieues. Contrairement à la vision déformée qu’en ont les observateurs parisiens braqués sur la rue de Rivoli, c’est moins dans les cœurs des métropoles que dans leurs périphéries immédiates, ainsi que dans les villes moyennes, où les bus ne passent pas si souvent, que la bicyclette trouve sa pertinence.
Une gare, un pôle commerçant, un lycée, situés à quarante-cinq minutes de marche du domicile, deviennent accessibles trois fois plus vite lorsque l’on s’y rend en pédalant. Au guidon, comme par magie, la « ville du quart d’heure » – ce modèle urbain dans lequel les services essentiels sont accessibles à quinze minutes à pied ou à vélo – resurgit dans le périurbain, dont on la croyait exclue. Souvent associée à un retour romantique à la lenteur, la bicyclette apparaît ainsi comme l’instrument de la rapidité.
Train et bicyclette, un bon attelage
« Le potentiel est énorme », assure le cabinet de conseil BL évolution, qui a réalisé, en se basant sur les distances parcourues chaque jour par la population française, une série de cartes rassemblées dans une étude intitulée « La France à 20 minutes à vélo », publiée au début de cette année. « Viser 30 % de déplacements à vélo », à l’échelle de la France, contre 3 à 4 % actuellement, « ne serait pas utopiste », estiment les consultants.
Ainsi, « la quasi-totalité des élèves d’école primaire, mais aussi quatre collégiens sur cinq et deux lycéens sur trois habitent à moins de vingt minutes à vélo » de leur établissement. Le même calcul a été effectué pour les hypermarchés, les supermarchés, les boulangeries… La combinaison du train et de la bicyclette permettrait de couvrir encore davantage de besoins. En effet, 60 % des habitants vivent « à moins de vingt minutes à vélo d’une gare principale », définie comme une station où s’arrêtent de nombreux trains, de manière régulière. En revanche, « rouvrir les gares fermées aux voyageurs ne ferait progresser que très marginalement le pourcentage de la population couverte », observent les consultants.
Le discours du cabinet de conseil se veut raisonnable et convaincant. « Lorsque nous discutons avec des collectivités locales, la capacité du vélo à couvrir les territoires est l’argument qui fait mouche », a observé l’ingénieur Guillaume Martin, coauteur de l’étude.
Encore faudrait-il ne pas avoir le sentiment de risquer sa peau. A Vern-sur-Seiche, Soizic peut en témoigner. « L’essentiel de mon parcours emprunte des pistes ou des bandes cyclables. Mais le long de la départementale, très fréquentée, la piste n’est protégée que par des arbustes. Et, en arrivant à Rennes, je dois traverser un rond-point où la vitesse des voitures m’impressionne à chaque fois », raconte-t-elle.
Carrefours à la « hollandaise »
Comment sécuriser les trajets ? Dès 2020, un rapport publié par la direction générale des entreprises du ministère de l’économie préconisait de doubler la longueur des aménagements cyclables, pour parvenir à un total de 100 000 kilomètres. Cet effort nécessiterait un investissement de l’Etat de 30 euros par an et par habitant, au lieu d’une petite dizaine d’euros en 2019, affirme la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB), qui préconise de « cibler prioritairement les discontinuités, les franchissements, les entrées d’agglomérations, les petites et moyennes villes ».
Loin des « plans vélo » des métropoles, fortement médiatisés, la transition se prépare, à bas bruit, à Soissons (Aisne), Chevilly-Larue (Val-de-Marne), Périgueux (Dordogne) ou Châtellerault (Vienne). Charleville-Mézières, ville industrielle où le taux de pauvreté atteignait 28 % en 2019, contre 15 % au niveau national, ne passe pas pour un fief de « bobos écolos ». Le maire Boris Ravignon (LR) y a pourtant fait adopter en novembre dernier, par référendum local, un « schéma directeur des mobilités » comprenant une limitation de la vitesse à 30 kilomètres-heure pour l’essentiel des rues et la réalisation d’aménagements cyclables. Moins d’un an plus tard, « les travaux sur les principaux axes sont en cours, et la ville va même se doter de quatre carrefours “à la hollandaise” qui ménagent une bande cyclable protégée tout autour du rond-point », explique Antoine Pérardelle, président de l’association locale Ma ville à vélo 08.
L’essor du vélo, paré de ses vertus écologiques et sociales, est poussé par un mouvement influent. En 2021, le « Baromètre des villes cyclables », une enquête nationale conçue par la FUB, enregistrait 270 000 réponses, contre 113 000 en 2017. Pour peser davantage dans le débat politique, les fédérations d’usagers et d’élus ont créé, en février, une « Alliance pour le vélo » à laquelle elles ont associé l’Union sport et cycle, l’organisation professionnelle des fabricants et distributeurs, qui se frottent les mains en observant cette nouvelle passion française.
Pistes d’un nouveau genre
Le mouvement engendre ses propres débats. Faut-il transformer les berges des rivières et des canaux, « voies vertes » propices au cyclotourisme, quitte à y couler du bitume ? Les vélos ont-ils leur place dans les trains, ou plutôt dans les gares ? Pourquoi la majorité des cyclistes qui roulent dans les villes sont-ils des hommes, alors que le vélo se veut inclusif ? Cette discussion a abouti à l’émergence d’un concept, les « pistes cyclables non genrées », défendu notamment par le vice-président écologiste de la métropole de Lyon, Fabien Bagnon. « Je ne m’y réfère plus, car il n’est pas compris », se garde désormais l’élu.
Le constat reste pourtant le même. Sur certains itinéraires cyclables, plus anxiogènes, les hommes sont largement majoritaires. L’élu explique ce décalage par « la culture du risque », inculquée aux hommes. D’autres parcours, plus apaisés, attirent davantage les femmes. « Ce sont encore elles qui emmènent le plus souvent les enfants à l’école », observe l’élu. Dès lors, pour permettre à tous de pédaler, Fabien Bagnon préconise de « séparer les pistes cyclables de la circulation générale, et de mieux les éclairer ». Une question de bon sens. A Rennes, Soizic témoigne : « De nuit, sur mon parcours, un lampadaire sur deux est en panne. »