A pied, à vélo, en transports en commun, en voiture ou en train. A quoi ressemble la mobilité des Français ? Et que peuvent-ils faire à quinze minutes de chez eux ? A l’occasion de la Semaine européenne de la mobilité, « Le Monde Cities » est allé sur le terrain à la rencontre d’usagers et d’experts. Des reportages et des enquêtes à retrouver en podcast et à l’écrit dans la série « Un quart d’heure en ville ». Troisième épisode de ce dossier : les transports en commun.
Tous les quarts d’heure, chaque matin, un train à deux étages capable de contenir 2 000 personnes part de la gare de Saint-Quentin-en-Yvelines (Yvelines) en direction de la gare Montparnasse, à Paris. Les jours où elle ne s’installe pas dans ce train, c’est aussi en un quart d’heure que Caroline Klein fait, dans son quartier, le tour des boutiques et des services – « boulangerie, petit supermarché, pharmacie, poste, coiffeur, banque, restaurant… », explique cette habitante de Montigny-le-Bretonneux (sur le territoire de la ville nouvelle de Saint-Quentin) qui travaille à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), à 30 kilomètres de chez elle.
Dans la grande couronne francilienne, c’est comme s’il y avait deux horloges – deux quarts d’heure complémentaires : d’un côté, la ville pavillonnaire et ses facilités accessibles en quinze minutes de marche et, plus loin, l’hypermarché, toujours à quinze minutes, mais en voiture ; de l’autre, la gare et sa promesse de trains rapides mais chargés qui filent vers Paris, pôle attractif qui concentre les emplois et les opportunités professionnelles.
Près de 5,4 millions d’habitants vivent dans les quatre départements de la grande couronne francilienne (Seine-et-Marne, Yvelines, Essonne, Val-d’Oise), qui enregistrent la plus forte croissance démographique de la région. Cette « banlieue éloignée », comme on la qualifie souvent, concentre certaines cités parmi les plus pauvres de France, quelques communes privilégiées qui font partie des plus riches, mais est constituée, principalement, de quartiers pavillonnaires aux revenus moyens.
Si la moindre innovation susceptible de révolutionner la mobilité à Paris est abondamment commentée, si la petite couronne est striée par les prolongements des lignes de métro, le tramway et, bientôt, le supermétro Grand Paris Express, en grande couronne, les transports publics se résument essentiellement aux précieux Transilien ou RER qui desservent la capitale. Des bus locaux complètent l’offre, mais leur parcours est conçu pour desservir au plus près chaque pâté de maison, ce qui explique pourquoi ils zigzaguent péniblement dans les rues résidentielles.
La liaison ferrée concentre toutes les préoccupations. Les usagers redoutent, les jours d’hiver, le froid qui peut gripper les moteurs, les automnes humides, lorsque les trains patinent sur les feuilles mortes, et la canicule, quand les RER roulent au ralenti pour limiter les effets de la dilatation des caténaires. L’été est aussi la saison des travaux « de régénération », comme dit la SNCF. Pendant plusieurs semaines, des lignes sont totalement ou partiellement remplacées par des « bus de substitution », moins confortables et soumis aux embouteillages. « Nous subissons des coupures estivales depuis plusieurs années sans jamais constater les effets positifs des travaux. Ils permettent juste d’empêcher la ligne de se dégrader », déplore Caroline Klein, membre de l’association de défense des usagers Plus de trains, très remontée contre « les décisions qui ont privilégié pendant des décennies le TGV au détriment des transports du quotidien ».
Trains supprimés
Les trains qui relient Saint-Quentin-en-Yvelines à Montparnasse en vingt-cinq minutes demeurent moins nombreux qu’avant la pandémie. « Des services ont été supprimés dans la journée, aux heures considérées comme “creuses”, et jamais rétablis », déplore Caroline Klein. Ile-de-France Mobilités, qui dépend de la région, assure que « l’offre de transports atteint 95 % de celle de 2019 » et justifie les suppressions par le développement du télétravail, qui ferait baisser la demande. « C’est sûr, quand on enlève des trains, les gens les prennent moins », ironise l’habitante de Montigny-le-Bretonneux.
Depuis septembre 2021, le RER B dessert davantage de gares aux heures de pointe, ce qui occasionne un allongement du parcours
Par ailleurs, « sur certaines lignes, des arrêts ont été ajoutés à la demande des habitants, ce qui, du point de vue de la grande couronne, allonge le parcours vers Paris », observe Marc Pélissier, président de l’Association des usagers des transports (AUT) en Ile-de-France. Ainsi, depuis septembre 2021, le RER B dessert davantage de gares aux heures de pointe, ce qui occasionne un allongement du parcours de trois minutes au départ de Saint-Rémy-lès-Chevreuse (Yvelines).
Ces aléas feraient presque oublier l’exceptionnelle efficacité du réseau de transports publics francilien. Quand tout va bien, toutes les gares de la région sont desservies, jusque dans l’est ou le sud de la Seine-et-Marne, par au moins un train par heure, de l’aube à la fin de soirée, tous les jours de l’année, y compris les jours fériés. Le système équivaut à celui qui existe, à l’échelle du pays, en Allemagne ou en Suisse.
Dépendance accrue à l’automobile
Mais, si le réseau partagé par la SNCF et la RATP captive l’attention des usagers, les déplacements de la grande couronne vers Paris demeurent très minoritaires. Selon l’enquête globale transport francilienne de 2018, on en compte chaque jour 1,3 million, contre 15 millions de trajets au sein même de la grande couronne. Et ceux-ci, en majorité, se font en voiture. Péniblement. Les heures perdues dans les bouchons, déjà en hausse avant la pandémie, ont encore crû depuis 2020 (hors confinements), selon le tableau de bord mensuel de l’Institut Paris région. Si la dépendance à l’automobile s’explique par les mauvaises liaisons de banlieue à banlieue au moyen des transports publics – un serpent de mer francilien –, elle doit aussi beaucoup à la dispersion croissante des lieux d’emploi, de consommation et d’habitat.
Dès lors, se pose une question, à ce jour iconoclaste : pourquoi stimuler encore le développement d’une région où les prix de l’immobilier sont tirés par ceux de la capitale et où les conditions de mobilité se dégradent d’année en année ? Comme beaucoup de cadres franciliens, Caroline Klein sait pourquoi elle est là : « C’est en région parisienne que l’on peut trouver un travail intéressant et, qui plus est, pérenne. »
La croissance francilienne ne fait pas que des heureux. Partout dans la région, des mouvements se mobilisent contre la « bétonisation »
Mais la croissance francilienne ne fait pas que des heureux. Partout dans la région, des mouvements se mobilisent contre la « bétonisation ». Aux élections municipales de 2020, beaucoup de maires ont été battus pour cette raison. A Montigny-lès-Cormeilles (Val-d’Oise), les habitants du centre-ville placent des affiches sur la façade de leur habitation pour dénoncer des projets immobiliers. A Argenteuil, dans le même département, un comité de riverains s’oppose à la construction d’un complexe immobilier et commercial en bord de Seine.
Pour Vianney Delourme, fondateur du site Enlarge your Paris, qui cherche à mettre en valeur les lieux d’intérêt en Ile-de-France, « le concept d’attractivité de la région doit être réécrit ». Selon lui, la pression foncière finit par peser sur la qualité de vie. Or, « la grande banlieue, formidable espace naturel, est d’abord vue comme une réserve foncière », estime-t-il. Une réserve au service de Paris et de ses ambitions.