Le développement numérique permet d’élaborer de nouveaux supports pédagogiques à destination des personnes en situation de handicap et de faciliter leur insertion. Mais la réglementation de ces nouvelles pratiques a vocation à être renforcée par les pouvoirs publics.
Dans les locaux de l’Arche à Paris, une association qui accueille des personnes en situation de handicap, c’est l’heure du goûter, et des bonnes odeurs de gâteau au chocolat se font sentir dès l’entrée. Derrière les fourneaux aujourd’hui, Mehdi et Masita, qui viennent à l’Arche pour participer à des activités quotidiennes.
“Souvent, ce sont des personnes qui ne sont pas en capacité de travailler”, précise Julie, éducatrice spécialisée, chargée de les accompagner. Ce mercredi 14 novembre, c’est donc atelier cuisine pour Mehdi et Masita qui tiennent une tablette entre les mains depuis le début de l’après-midi: celle-ci leur explique toutes les étapes de l’activité, des courses jusqu’à la dégustation.
La recette de cuisine est l’une des applications développées sur tablette par Auticiel, une entreprise qui “met le numérique au service de l’insertion des personnes handicapées atteintes de troubles cognitifs”, précise à Tech&Co, Sarah Cherault, présidente et fondatrice d’Auticiel.
“Nous voulons vraiment que les applications que nous proposons soient un outil de compensation”, souligne-t-elle.
Pour cela, Auticiel propose dix applications pédagogiques qui accompagnent l’utilisateur dans toutes les tâches du quotidien: s’habiller, faire des courses, cuisiner, étudier, ou encore communiquer. Mais “ce n’est pas un dispositif médical”, tient à préciser Julie Renault, directrice scientifique d’Auticiel.
Soraya Kompany, qui a participé à l’élaboration de la loi handicap de 2005, en tant que directrice de cabinet à la délégation interministérielle, insiste sur le fait qu'”aujourd’hui le numérique est partout dans notre vie, donc c’est un facilitateur d’inclusion pour les personnes handicapées que d’avoir accès à ces outils essentiels”.
“Ces outils bousculent nos façons de faire”
Très concrètement, les applications d’Auticiel détaillent chaque étape d’une activité à l’aide d’un découpage très précis. L’utilisateur est guidé par une assistance vocale, des images et des vidéos d’illustration. A chaque séquence réalisée, l’utilisateur confirme que celle-ci a été effectuée pour passer à la suivante.
Cet après-midi-là à l’Arche, c’est Mehdi qui est en charge de la tablette. Première étape, faire les courses. Masita et Mehdi connaissent bien les lieux, alors elles sont faites rapidement. Les oeufs, c’est bon, Mehdi coche “ok” sur sa tablette, pareil pour la farine, le lait, et ainsi de suite. De retour à l’Arche, Julie, l’éducatrice, met le four à préchauffer. Tous les ingrédients sont disposés sur la table, la préparation peut commencer.
Julie Renault, la directrice scientifique d’Auticiel, n’est jamais très loin. Comme elle le fait plusieurs fois par mois, elle est venue observer l’utilisation des applications. “Je viens régulièrement, le terrain représente 50% de mon travail”, précise-t-elle. Et Sarah Cherault d’ajotuer: “c’est grâce aux retours des acteurs de terrain, des utilisateurs, des proches de personnes handicapées, que nos outils ont pu évoluer et se rapprocher au plus près des besoins”. Pour imaginer et faire évoluer ses applications, Auticiel s’appuie aussi sur son comité scientifique et éthique composé de neurologues, de doctorants et de chercheurs.
Depuis son lancement en 2011, Auticiel compte 12.500 bénéficiaires et travaille avec 750 établissements médico-sociaux. “C’est vrai que cet outil bouscule nos façons de faire”, reconnaît Julie l’éducatrice. Alors que le chocolat est en train de fondre, elle donne un coup de main à Mehdi et Masita tout en expliquant que “ces outils numériques permettent aux jeunes que j’accompagne de gagner en autonomie, et moi de consacrer plus de temps à chacun”. La présidente tient à préciser que “l’idée n’est absolument pas de remplacer les aidants”. L’arrivée du numérique a tout de même changé la manière de travailler de Julie et elle a dû suivre une formation assurée par Auticiel.
Alors que Mehdi casse les œufs et valide chaque étape, qui peut accéder à sa progression, sur une application proposée par une entreprises privée? L’accès aux données des utilisateurs est le point clé de ces solutions numériques. Les statistiques remontées par Auticiel portent sur les progrès, sur le temps passé sur la tablette ou encore sur le taux de réussite. “Il s’agit en effet de données sensibles, donc elles sont stockées sur des hébergeurs de données de santés agréés”, explique Sarah Cherault. En ce qui concerne l’accès aux données et à la progression des utilisateurs, Auticiel assure qu’il y a des droits d’accès spéciaux en fonction des personnes: parents ou professionnels de santé. “Si l’on doit utiliser des données à des fins de recherche ou pédagogiques, on les anonymise”, poursuit la fondatrice.
Une règlementation qui a vocation à être renforcée
Auticiel travaille actuellement au développement d’un nouvel outil: l’empowerment program, qui va utiliser les algorithmes et l’intelligence artificielle. Ainsi, les données qualitatives et quantitatives remontées par l’ensemble des utilisateurs seront utilisées pour élaborer des algorithmes capables de construire un parcours en fonction des besoins de la personne et qui se réajustera de manière automatique. “Nous voulons capter finement la donnée pour qu’elle puisse enrichir la recherche et accompagner au mieux les personnes en situation de handicap”, complète la présidente.
Problème, l’entreprise tâtonne. Quelles réglementations ou encadrement éthique numérique suivre dans ce cas précis? “Pour ce qui est de nos contenus pédagogiques, nous suivons les recommandations de l’ONU et les méthodes appelées TEACCH et ABA validées par la Haute Autorité de Santé. En ce qui concerne les données et l’encadrement numérique, pour l’instant nous suivons surtout le plan ESMS”. Le plan ESMS, mis en place dans le cadre du Ségur de la santé, accompagne les établissements médico-sociaux dans leur transition vers le numérique.
Sarah Cherault pointe le retard significatif du numérique dans le milieu médico-social: “pour la digitalisation, nous avons besoin de récolter des données, de mettre en place des objectifs et ce n’est pas encore quelque chose d’habituel”, déplore-t-elle. L’Etat a besoin de remontées du terrain pour mettre en place des politiques publiques adaptées et aller dans le sens de la protection de données sensibles.
Sarah Kompany tient également à rappeler que “si le numérique peut être au service de l’insertion des personnes en situation de handicap grâce à des outils spécifiques, les usages quotidiens doivent également être adaptés car cela peut aussi être source d’exclusion”.