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Fibre optique : pourquoi les clients saturent


Les petits pavillons en crépi clair émaillent la vallée de Villers-Ecalles, entre Rouen et Yvetot, à quelques kilomètres des méandres tranquilles de la Seine. Mais ce sont d’autres lacets qui crispent les habitants du petit bourg normand : ceux qui emberlificotent les câbles de fibre optique, à l’intérieur des armoires télécoms sur les trottoirs.

« Le 19 février, ma connexion Internet s’est éteinte brutalement », raconte Christophe Olivier, un conseiller municipal. Habitué du phénomène, il se rend aussitôt à l’armoire du quartier, où il trouve un technicien de SFR en intervention. « Il m’a assuré que ça ne venait pas de lui. Mais la fibre de tous les abonnés Orange du quartier avait été coupée. » Les deux opérateurs se sont ensuite renvoyé la balle pendant… plus de deux mois ! « Le bar-tabac en bas de la rue, qui fait point de livraison de colis, ne pouvait plus livrer. Le médecin ne pouvait plus utiliser la carte Vitale ou le tiers payant », se désole l’élu.

Malheureusement, la situation n’a rien d’exceptionnel. Partout en France, les réseaux de fibre optique accumulent les pannes. Les réseaux sociaux regorgent de photos de « plats de nouilles » – ces enchevêtrements inextricables de fibre optique dans les armoires. « 20 % des fibres sur ma commune sont dysfonctionnelles. C’est comme si, dans un magasin de voitures, une sur cinq ne roulait pas ! », s’emporte Yves Soronellas, l’adjoint chargé du sujet à la mairie de Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis). « Et songez que chez nous, dans l’Est de Paris, le télétravail permet de s’éviter 2 h 30 de transport pour aller à la Défense. »

Des cadenas sur les armoires

Face à l’avalanche de plaintes de ses concitoyens, la commune de 35.000 habitants a affecté deux agents à un guichet spécialisé. Sans que cela ne résolve grand-chose. Excédée, une association de riverains a même fini par poser – en parfaite illégalité – un cadenas sur l’armoire fibre du quartier pour empêcher toute intervention sans leur aval.

20 % des fibres sur ma commune sont dysfonctionnelles. C’est comme si, dans un magasin de voitures, une sur cinq ne roulait pas !

Yves Soronellas Adjoint chargé du sujet à la mairie de Neuilly-sur-Marne

La manoeuvre rappelle la décision prise par le maire d’Aulnay-sous-Bois , quelques kilomètres plus au nord : mettre sous clé les 80 armoires de la ville et forcer les techniciens à s’identifier auprès du commissariat pour les récupérer. D’autres édiles, dans le Vaucluse, le Rhône ou le Val-d’Oise, ont, eux, fait voter des arrêtés pour obliger les techniciens à se déclarer en mairie, sous peine d’amendes. Les réseaux étant la propriété des opérateurs, ces procédés ont une légalité douteuse. Mais les élus ne savent plus quoi faire. La grogne a atteint de telles proportions que l’agglomération de Paris-Saclay a, elle, porté « plainte contre X » au pénal le 19 mai – une première en France – pour dénoncer les pannes sur son réseau.

Pour l’association Avicca (qui regroupe les collectivités sur les sujets numériques), ce n’est pas une surprise. Ses premières alertes sur le sujet remontent à 2017. « Les opérateurs nous disent qu’il n’y a que 3 % des lignes affectées. Mais c’est un flux, pas une photo. Quand un habitant est branché, c’est un autre qui est débranché », explique Ariel Turpin, son délégué général. « Et les réparations tiennent souvent du bricolage, ce qui fait que la probabilité de panne augmente avec le temps. » A l’appui de son discours, il a un stock de photos et de vidéos ahurissantes : boîtiers fixés avec du ruban adhésif, câbles courant sur la chaussée, armoires éventrées ou inondées, etc. Autant de lignes fonctionnelles… mais probablement pas pour longtemps. « La fibre, c’est un réseau qui tombe en marche », plaisante-t-on dans le secteur.

Un chantier à grande vitesse

La déconvenue est d’autant plus amère que le chantier de la fibre optique en France est une prouesse industrielle, saluée par le régulateur et les politiques. Le pays a réussi à déployer ce nouveau réseau à une vitesse jamais atteinte nulle part ailleurs : plus de 5 millions de foyers ont été rendus éligibles l’an dernier. Aujourd’hui, plus de trois habitations sur quatre dans l’Hexagone ont déjà accès à la fibre. La couverture devrait atteindre 98 % en 2025, avec une avance considérable sur nos voisins européens . La fibre optique n’aura ainsi mis que douze ans à mailler la quasi-intégralité du territoire, là où il avait fallu plus de trente ans au vieux réseau téléphonique en cuivre.

Est-on allé trop vite ? Peut-être. Mais c’est surtout l’architecture choisie il y a dix ans qui joue un rôle majeur dans les difficultés actuelles. A l’époque, de nombreuses voix, y compris chez les opérateurs, jugeaient que la fibre était une infrastructure hors de prix, dont le grand public n’aurait jamais l’usage. Pour pallier ces réticences, le territoire national a été divisé en trois parties. Dans les grandes villes (7 millions de lignes, soit 18 % des logements et locaux d’entreprise), les plus rentables, chaque opérateur construit et exploite son propre réseau. Chacun chez soi et les câbles sont bien gardés. En revanche, dans les villes moyennes et les campagnes, un unique réseau en monopole a été autorisé pour des raisons économiques. L’opérateur « d’infrastructure » choisi pour le déployer est ensuite tenu de le louer aux opérateurs « commerciaux » à des tarifs régulés.

Des effets pervers

Ce système (ainsi qu’une dizaine de milliards d’euros de subventions de l’Etat et des collectivités pour les réseaux des campagnes) a permis de financer le chantier. Mais il a eu deux effets pervers. D’abord, la concurrence exacerbée pour décrocher les contrats hors des métropoles s’est traduite par des engagements à déployer très vite et très peu cher. Ce qui est rarement un gage de qualité. Certains réseaux ont été équipés de fibres chinoises moins performantes . D’autres se sont massivement déployés en aérien, sur des poteaux téléphoniques ou électriques, ce qui rend la fibre vulnérable aux tempêtes ou au manque d’élagage des arbres. L’Arcep – le régulateur du secteur – soupçonne aussi certains réseaux d’avoir été sous-dimensionnés, si bien que les armoires arrivent à saturation et que le technicien peut être tenté de débrancher un voisin pour connecter un nouvel abonné.

Le deuxième effet pervers, plus dommageable encore, est que les opérateurs commerciaux (Orange, SFR, Free et Bouygues Telecom) branchent in fine leurs clients sur un réseau… qui n’est généralement pas le leur. A chaque nouvel abonné fibre, ils envoient donc un technicien installer une prise optique dans son logement et la relier à l’armoire de rue adjacente, installée et exploitée par l’opérateur d’infrastructure local. Ces opérations sur une infrastructure partagée s’effectuent à une cadence infernale et en rognant sur les coûts pour offrir les forfaits les moins chers : la recette de la catastrophe.

Autoentrepreneurs et sans-papiers

Ce d’autant plus que ces raccordements ont été massivement sous-traités par les opérateurs à une poignée de sociétés spécialisées : Scopelec, Circet, Sogetrel, Solutions 30… Elles-mêmes se sont retournées vers des prestataires, et ainsi de suite jusqu’à atteindre six voire sept rangs de sous-traitance. « En bout de chaîne, c’est vraiment la misère. J’ai rencontré beaucoup de sans-papiers, des autoentrepreneurs qui dorment dans leur voiture… », dénonce Fabrice Joly, délégué syndical CGT FAPT.

Un dossier qu’il a transmis à la justice en début d’année est emblématique de ces dérives : une dizaine de sans-papiers camerounais et mauriciens ont travaillé pendant huit mois comme sous-traitants de SFR dans la périphérie de Rennes, recrutés par un couple de marchands de sommeil qui s’est depuis évanoui dans la nature. « Ils étaient payés 400 à 500 euros par mois pour travailler du lundi au samedi, de 8 heures à 19 heures, avec un quart d’heure de pause à midi. Ils n’avaient pas de formation, pas de nacelle pour travailler en hauteur. C’est du Zola ! » Le tribunal de Bobigny a ouvert une enquête. Mais face aux très nombreuses alertes, un syndicaliste dénonce « le bal des faux-culs » chez les opérateurs : « A chaque dérive, les directions répondent qu’elles ne savaient pas. Mais au prix où l’on paye les raccordements, c’est inévitable ».

Le réveil des opérateurs

Ces derniers mois, une prise de conscience a fini par se matérialiser. Les nouveaux contrats des opérateurs imposent une limite de deux rangs de sous-traitance maximum. La filière multiplie les initiatives pour tenter de reprendre la main : obligation de labelliser les techniciens, communication des plannings d’interventions entre les FAI et les exploitants des réseaux, déploiement d’une appli mobile « e-intervention », recours aux photos avant et après le passage du technicien… Malgré cela, les offres d’emploi pour des « techniciens fibre optique » autoentrepreneurs, sans diplôme ni expérience requis, pullulent toujours sur Leboncoin et ailleurs.

Les offres d'emploi pour des techniciens fibre indépendants foisonnent en ligne

Les offres d’emploi pour des techniciens fibre indépendants foisonnent en ligne

D’autres initiatives sont en test, comme l’équipement par Orange d’une trentaine d’armoires de rue avec des serrures connectées en NFC dans la ville de Meaux (Seine-et-Marne). Couplées à un détecteur d’ouverture de porte, elles permettent d’en limiter l’accès (alors que certaines armoires servent de dépotoir ou de planques pour dealers dans certaines communes) et de connaître avec exactitude l’heure de passage et l’identité du technicien. Chaque opérateur peut ainsi vérifier qu’aucun de ses clients n’a été déconnecté à ce moment précis.

« En un an et demi, on a observé une baisse de 44 % du SAV sur ces armoires », vante Patrick Le Deun de la société Nexans qui a développé le produit. La seule question à résoudre est celle de l’équation économique. Le gestionnaire du réseau équipé devra payer 35 à 40 euros par mois et par armoire… mais les opérateurs commerciaux voudront-ils régler une partie de la facture ?

En bout de chaîne, c’est vraiment la misère. J’ai rencontré beaucoup de sans-papiers, des autoentrepreneurs qui dorment dans leur voiture…

Fabrice Joly Délégué syndical CGT FAPT

Certes, ils bénéficieraient d’une baisse de la sinistralité. Patrick le Deun fait remarquer qu’« en moyenne en Ile-de-France, les opérateurs dépensent 1.600 euros par an et par armoire en réparations ». Pis, à Meyzieu et Saint-Priest (deux communes de la métropole lyonnaise), c’est l’entièreté du réseau fibre extrêmement dégradé que s’est engagé à reprendre son propriétaire exploitant, XP Fibre, pour un coût sans doute encore plus élevé.

Ces initiatives restent cependant trop timides et sans effet à court terme pour les collectivités excédées. Début juillet, elles ont franchi une nouvelle étape. Le sénateur Patrick Chaize, président de l’Avicca, a demandé l’ouverture d’une enquête parlementaire et déposé une proposition de loi pour priver de subventions publiques les opérateurs coupables de malfaçons. Cela suffira-t-il à redresser rapidement la barre ? Il est permis d’en douter. Reste une consolation : les abonnements Internet en France sont les moins chers d’Europe.

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Written by Germain

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