L’article 145 de la loi Climat et résilience est une mesure pionnière en Europe. Il prévoit la suppression des lignes aériennes intérieures en France en cas d’alternative en train de moins de 2 h 30. Mais le texte n’est toujours pas effectif, un an après son adoption. Bruxelles doit se prononcer sur sa compatibilité avec le droit européen.
Après un été marqué par des incendies dévastateurs et, dans une moindre mesure, par la polémique autour du coût environnemental des jets privés, le gouvernement français est attendu au tournant à la rentrée sur la lutte contre le dérèglement climatique.
Car si la loi Climat et résilience a été promulguée en août 2021, l’un de ses articles est suspendu : celui qui interdit les liaisons aériennes en France quand plusieurs alternatives quotidiennes en train de moins de 2 h 30 sont disponibles sans correspondance.
En 2021, cet article polémique avait fait l’objet de débats houleux à l’Assemblée nationale. Il devait entrer en vigueur fin mars 2022. Mais près de cinq mois plus tard, il n’est toujours pas appliqué. Un porte-parole de la Commission européenne a fait savoir à France 24, lundi 22 août, que cette partie controversée faisait encore l’objet de discussions à Bruxelles. Le 17 décembre dernier, la Commission a en effet ouvert une enquête pour en examiner la légalité.
Cette procédure suspend automatiquement son application le temps de son examen. Pourtant, la loi Climat a été promulguée il y a un an. Preuve que légiférer aux échelles nationale et européenne contre le dérèglement climatique s’apparente bien souvent à un casse-tête. Dans ce dossier, Bruxelles est chargée de vérifier la compatibilité de l’article 145 avec l’article 20 du règlement européen, qui est, par ailleurs, en cours de révision.
“Or, c’est la première fois que cet article est utilisé pour qu’un État membre interdise des lignes intérieures pour des raisons environnementales. [La suppression de lignes aériennes] ouvrirait donc la porte à une forme de jurisprudence, dont d’autres États membres pourraient se servir par la suite”, explique Pierre Leflaive, responsable Transports chez Réseau Action Climat, qui fédère des associations impliquées dans la lutte contre le dérèglement climatique.
L’impatience du secteur aérien
La Commission doit aussi se pencher sur le risque d’une “distorsion de concurrence entre les transporteurs aériens” et de discrimination. Le texte de loi adopté par le Sénat en juin 2021 ne s’applique pas aux lignes aériennes qui sont majoritairement empruntées par des passagers en correspondance vers une destination plus lointaine.
“L’article du projet de loi a essentiellement pour but d’empêcher d’autres compagnies aériennes de prendre le créneau, notamment les compagnies à bas coût qui développent un réseau domestique en France”, précise à France 24 Philippe Tabarot, sénateur Les Républicains des Alpes-Maritimes et rapporteur de la Loi Climat et résilience.
S’inquiétant d’une potentielle concurrence déloyale, plusieurs acteurs du secteur aérien, dont l’Union des aéroports français (UAF) et le Conseil international des aéroports, avaient déposé une plainte pour contester l’article 145 auprès de Bruxelles. Un recours a aussi été déposé par le Syndicat des compagnies aériennes autonomes. “Cet article de loi vient rompre avec l’un des principes fondateurs de l’Europe, c’est-à-dire la libre prestation”, avait déclaré à l’AFP le président de l’UAF, Thomas Juin, l’estimant à la fois “irréaliste” et “inadapté à la lutte contre le changement climatique”.
Lorsqu’un État membre adopte une loi, il le fait savoir à la Commission européenne, qui peut s’autosaisir pour examiner le texte. Mais ce n’est pas systématique. “Dans ce cas particulier, c’est donc bien la plainte des acteurs du secteur aérien qui est à l’origine de l’enquête”, précise un assistant parlementaire d’un eurodéputé contacté par France 24.
Le secteur aérien attend avec impatience la décision de Bruxelles. Car c’est elle qui débloquera le dossier. “La Commission pourra soit confirmer la conformité de la mesure avec le droit européen, soit demander sa modification”, explique-t-il.
“Un retour en arrière serait catastrophique”
Pour Pierre Leflaive, “un retour en arrière sur cette mesure serait totalement catastrophique” car “en termes d’efficacité, on est déjà loin de la proposition de la Convention citoyenne qui a inspiré l’article”. Il y a deux ans, ce groupe de 150 citoyens tirés au sort était chargé de proposer des mesures afin de réduire d’au moins 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 dans un esprit de justice sociale.
Parmi ces propositions, la Convention citoyenne pour le climat avait réclamé la fin des lignes intérieures en cas de trajet alternatif en train en moins de quatre heures. Cette mesure aurait entraîné la fermeture de 23 lignes aériennes, selon une étude de Réseau Action Climat. Et elle aurait permis de réduire les émissions de CO2 émises par les vols intérieurs de 33,2 %, contre 11,2 % dans le cadre d’un seuil abaissé à 2 h 30.
Le gouvernement a pourtant préféré la deuxième option. “Nous avons choisi 2 h 30, car 4 heures, ça vient assécher des territoires souvent enclavés, comme le grand Massif central… Ce serait inique sur le plan de l’équité des territoires”, avait argumenté le ministre délégué chargé des transports, Jean-Baptiste Djebbari.
Selon sa version adoptée au Sénat, l’article du projet de loi ne concernait plus qu’une seule ligne : la ligne Orly-Bordeaux. Car les sénateurs ont “‘clarifié’ la disposition en précisant que “pour se maintenir, les lignes doivent assurer ‘à plus de 50 %’ le transport de passagers en correspondance”, affirme le sénateur Philippe Tabarot.
Fermeture de trois lignes par Air France
Air France avait pris les devants en mai 2020, en supprimant trois lignes (Orly-Bordeaux, Orly-Lyon et Orly-Nantes), fait savoir la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) contactée par France 24. Ces suppressions ont eu lieu dans le cadre d’un prêt de l’État de 7 milliards d’euros à la compagnie pour faire face à la pandémie. En contrepartie, le gouvernement lui avait demandé de baisser de “50 % les émissions de CO2 des vols métropolitains d’ici fin 2024”.
Engagements d’Air France pour devenir la compagnie la plus respectueuse de l’environnement :
↘️50% des émissions de CO2 des vols métropolitains d’ici fin 2024.
✈️ Renouvellement de la flotte pour réduire les émissions
✅ Objectif de 2% de carburant alternatif durable dès 2025 pic.twitter.com/MlEGFoJcrf— Bruno Le Maire (@BrunoLeMaire) April 29, 2020
“La réalité effective de cette loi n’est pas encore très claire”, affirme Pierre Leflaive. Selon lui, si on exclut le hub de Roissy-Charles-de-Gaulle, quatre ou cinq liaisons aériennes seraient concernées par l’article 145, alors que la France en compte au total plus d’une centaine.
“Ça va être minime en termes de vols concernés”, craint le spécialiste de Réseau Action Climat. “Mais la mesure est symbolique. Il faut essayer de la maintenir car elle est assez pionnière”, nuance-t-il.
“La Commission n’a pas de délai précis pour se prononcer”
Les choses sont plutôt bien engagées pour les défenseurs de l’article 145. “La Commission ne prend pas position sur la mesure elle-même, dont elle soutient en principe l’objectif dans le cadre du ‘Pacte vert'”, qui vise la neutralité climatique à l’horizon 2050, précise un porte-parole de la Commission à France 24.
La réponse de Bruxelles se fait encore attendre. “La Commission n’a pas de délai précis pour se prononcer, mais bien entendu elle examinera l’affaire de manière approfondie et rapide”, poursuit ce porte-parole. “On espère que la décision tombera à l’automne”, ajoute Pierre Leflaive. Un attaché parlementaire d’un eurodéputé souligne, pour sa part, que “la Commission traite habituellement ce type de plainte dans un délai de 12 mois avant de rendre sa décision”.
Une décision favorable enclenchera de nouvelles discussions avant la publication du décret d’application. “Il est souhaitable de publier ce décret au plus tôt, car il peut être important pour arbitrer les choix stratégiques de décarbonation du secteur. Il est également prévu la remise d’un rapport au Parlement sur l’opportunité d’étendre de telles dispositions au fret”, pointe Philippe Tabarot.
La route est donc encore longue. D’autant plus que l’article 145 ne sera pas gravé dans le marbre. Il pourra être appliqué pendant trois ans maximum et à la fin de ce délai, il devra être à nouveau réexaminé.