Très cher Bruno. Le moment est venu, tant redouté, d’apprendre à vivre sans toi. Pour ta famille de naissance, d’abord, et pour celle que tu as formée en épousant Chantal, qui devront raccommoder jour après jour les fils décousus d’une présence interrompue, d’un amour dont le support physique s’est absenté. Pour la foule de tes amis, tous désemparés de ne plus pouvoir reprendre le cours de la conversation avec toi là où il s’était interrompu, se souvenant sans doute avec netteté de tes derniers mots, du dernier état de la résonance entre eux et toi.
Chacun d’entre nous conserve une raison particulière de t’aimer, des images de toi qui se détachent d’autres, des paroles proférées ou écrites qui vibrent encore comme autant d’attaches parce qu’elles sont devenues un peu de toi qui survis en nous. Comment faire coïncider ce flux d’affects, de concepts, de gestes, diffracté dans tous ceux qui t’ont connu, afin qu’il forme un ensemble rendant justice à ce que tu étais pour nous tous ? Les Achuar de la haute Amazonie dont nous avons souvent parlé ensemble ont inventé un traitement des morts, choquant à première vue, mais qui pourrait offrir une piste pour cette entreprise de conciliation des multiples traces que tu as déposées en nous.
Dans la mémoire d’un défunt, ils dissocient brutalement les souvenirs de la personne aimée, le tissu des émotions et des moments partagés, de la remémoration de ses accomplissements comme un actant particulièrement estimé par une parentèle et dont les actions obligent ceux qui lui survivent. Les premiers, les souvenirs personnels, doivent être bannis de la mémoire, de peur que le défunt vous entraîne tout de go au pays des morts, tandis que les seconds sont volontiers évoqués afin que l’armature des relations sociales ne se désagrège pas. Loin de moi, cher Bruno, l’idée de transposer directement une façon si pathétique de traiter la mémoire des morts. Il me semble seulement que cette dissociation entre les souvenirs de ta personne, qui prennent pour chacun d’entre nous une allure différente dans notre for intérieur, et les souvenirs de ce que tu nous as légué dans ta vie de penseur pourrait me permettre de parler de toi sans avoir l’impression de contraindre à endosser mes mots le cortège de ceux qui t’accompagnent aujourd’hui.
Tu as commencé comme un philosophe, Bruno, et, de fait, tu es demeuré philosophe toute ta vie, récoltant au fil du temps des qualificatifs de circonstance – sociologue, anthropologue, historien des sciences, voire, horresco referens, épistémologue – qui ne faisait que définir de façon conjoncturelle un élément parmi d’autres de la palette de tes zones d’intérêt et de tes champs d’investigation. « C’est tellement beau la philosophie », disais-tu encore dans un entretien récent ; non parce qu’elle mène à des vérités éternelles inatteignables, non parce qu’elle fournit un idiome dégagé des contingences permettant de légiférer sur tout, mais parce qu’elle est un puissant antidote contre ce que tu appelais les erreurs de catégorie, qu’elle permet de penser la diversité de l’être de façon à la fois empirique et diplomatique.
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