Avec la reprise de la chasse, les accidents se multiplient ces dernières semaines et ont à nouveau propulsé le débat sur le devant de la scène médiatique et politique. En effet, la pratique de cette activité est un sujet qui divise considérablement la société. Enfin, elle divise surtout la population générale, les naturalistes et les écologues d’un côté et les chasseurs de l’autre. En effet, la plupart des gens semblent hostiles à la chasse. Mais cette hostilité ne suffit pas à la remettre en question si on s’en tient à la communication des chasseurs. Selon leurs dires, ils seraient les « premiers écologistes de France » car ils régulent nos écosystèmes. Les accidents de chasse chaque année (peu nombreux mais un nombre de cas toujours trop élevé) sont, dans cette vision des choses, des dommages collatéraux en regard des supposés bénéfices que prodigue la chasse envers l’intérêt général. Pourtant, une fois débroussaillée la communication verdoyante des chasseurs, on découvre une véritable supercherie. La chasse ne sert qu’une seule et unique chose : les intérêts des chasseurs qui prennent plaisir à tuer des millions d’animaux par an.
Séparer la chasse des autres activités
Les chasseurs ne font pas que chasser et ils sont très enclins à nous le rappeler. Pourtant, ces actions annexes qui semblent désintéressées sont généralement destinées à pérenniser la chasse : « que ce soit de façon directe en réintroduisant une espèce, en aménageant un territoire qui sera dédié à la chasse ou de façon indirecte en améliorant l’image de la chasse (par exemple en ramassant des déchets dans la forêt, en aménageant un site non dédié à la chasse, en entretenant des chemins de randonnées, etc.), c’est-à-dire en inscrivant les chasseurs dans le cortège des acteurs qui travaillent pour la protection de la nature au même titre que les associations écologistes. Tout cela participe à renforcer leur place dans le débat public et leur écoute auprès des dirigeants », explique Pierre Rigaux, naturaliste spécialisé dans l’étude des mammifères et des oiseaux et auteur d’une grande enquête sur le milieu cynégétique.
Dès lors, il faut bien distinguer ces actions de ce qui caractérise l’activité principale de la chasse : traquer du gibier dans la nature avec un fusil. D’autant plus que sur le plan logique, tout cela ne tient pas debout : « il faut vraiment différencier la chasse et le reste car ce n’est pas parce qu’un chasseur plante une haie que tirer sur une tourterelle des bois devient tout à coup utile », ironise Pierre Rigaux.
L’argument de la régulation
S’il y a bien un argument dont les chasseurs usent sans cesse, c’est celui de la régulation. Avant de l’étudier pour examiner sa validité, il faut comprendre dans quelle perspective éthique il se place. En éthique animale, il existe trois grands courants : le welfarisme qui reconnaît l’importance du bien-être animal tout en le subordonnant aux intérêts humains (en gros, nous pouvons continuer nos activités actuelles mais en tenant compte et en maximisant le bien-être des animaux), le holisme écologique qui favorise la santé des écosystèmes au sort de chaque animal considéré individuellement et la théorie des droits qui stipule que les animaux ont des droits (négatifs dans la plupart des sous-théories) inviolables et universels (par exemple le droit à ne pas être tué, capturé, enfermé, etc.).
La régulation se place donc dans la perspective de l’holisme écologique. On pourrait la justifier de la façon suivante : la santé des écosystèmes est plus importante que la vie d’animaux pris individuellement, certaines espèces sont jugées nuisibles à la santé des écosystèmes, la chasse permet de réguler ces espèces, la chasse favorise la santé des écosystèmes, donc la chasse est moralement acceptable. Sur le plan logique, la justification semble tenir la route. Pourtant, le bât blesse lorsqu’on se penche sur cette « régulation ». En effet, les prémisses concernant la nuisibilité des espèces et l’efficacité de la chasse sont très controversées.
Pour Pierre Rigaux, cet argument ne permet pas de justifier l’ampleur des animaux tués par la chasse : « La grande majorité – approximativement 95 % – des animaux tués à la chasse n’ont pas besoin d’être régulés. » C’est le cas par exemple des oiseaux sauvages dont la majorité des espèces sont menacées au niveau européen, des faisans et des lapins qui sont pour la plupart des animaux d’élevage. Mais le naturaliste se veut honnête dans son argumentaire visant la chasse et précise « que pour les 5 % restants, il y a des débats scientifiques au sujet de la nécessité de la régulation. » Mais il précise que premièrement « cela représente une telle minorité, que ce serait déjà un immense progrès que de réserver la chasse pour ces seules espèces » et deuxièmement « qui dit régulation ne dit pas nécessairement chasse. Il existe d’autres solutions qui peuvent être étudiées mais qui sont souvent rejetées d’emblée par les chasseurs ».
Concluons cette analyse critique de l’argument de la régulation avec le cas archétypal du sanglier, l’animal dont chacun sait qu’il aurait besoin (enfin, surtout pour éviter les désagréments sur les activités humaines) d’être régulé. Il ne représente que 2 % des animaux tués à la chasse chaque année, ce qui en dit long sur la « régulation » dont les chasseurs seraient les garants. Aussi, ce cas peut nous permettre de considérer des problèmes plus globaux. Par exemple, le sanglier est responsable de nombreux accidents de la route. Mais de cela, doit-on conclure qu’il faut le chasser sans faire diminuer sa population (car le nombre de sangliers ne diminue pas malgré la chasse) ou qu’il faut adapter le réseau routier pour éviter ce genre de drame ? Enfin, l’éthique voudrait que les régulateurs utilisent les solutions qui minimisent la souffrance des animaux. « Si vous demandez à un vétérinaire comment tuer un animal en minimisant ses souffrances, il vous dira qu’on peut l’euthanasier en l’anesthésiant au préalable ; si vous demandez à un biologiste comment réduire sa population, il évoquera la stérilisation. Sauf que tout est organisé pour que la chasse soit un loisir en dépit des souffrances causées aux animaux », déplore Pierre Rigaux. En effet, la chasse est un loisir qui cause beaucoup plus de souffrances qu’on ne le pense de prime abord. Des souffrances qui côtoient parfois la barbarie.
Une barbarie bien dissimulée
Si vous avez déjà été exposé à des vidéos atroces et insoutenables d’animaux au sein d’abattoirs, vous ne savez sans doute pas que le milieu de la chasse n’a rien à leur envier. Plusieurs pratiques ont régulièrement lieu sur le sol français comme la chasse en enclos. Cela consiste à importer ou à élever des espèces animales puis à proposer leur chasse au sein d’un terrain privé. L’animal n’a aucune chance de s’en sortir et peut, dans certains cas, finir dévoré par les chiens de chasse, dont certains meurent au combat. Car il n’y a pas que les animaux chassés qui souffrent. Le sort réservé aux chiens de chasse n’a rien d’enviable : captivité, blessures régulières et mort (par d’autres animaux ou par des tirs de fusil). D’autres pratiques consistent à attacher ou à coller des oiseaux d’élevage au sol pour attirer des compères sauvages qui seront fusillés par les chasseurs. Enfin, on évoquera pour finir le nombre colossal d’animaux blessés par balles qui agonisent longuement avant de mourir et qui ne sont, pour la plupart, jamais retrouvés.
Les innombrables répercussions négatives de la chasse
Nous l’avons vu, la chasse n’a pas d’impacts positifs si ce n’est le plaisir qu’elle procure aux chasseurs et la sociabilité qu’elle apporte dans les villages (même si entre nous, beaucoup d’autres activités peuvent apporter plaisir et sociabilité). D’un autre côté, la chasse tient son lot d’impacts négatifs : mort accidentelle ou indirecte d’individus appartenant à des espèces protégées, perturbation de la biodiversité, animaux stressés modifiant leurs comportements, génome de certaines espèces sauvages modifiés par l’introduction d’espèces d’élevage hybrides, pollution au plomb, impact sur la santé des chasseurs eux-mêmes (risque de surdité, d’intoxication au plomb s’ils consomment trop de gibiers), blessés et morts par accidents de chasse (un mort sera toujours un mort de trop au sein d’une activité de loisir, peu importe ce que peut en dire Thierry Coste, lobbyiste de la Fédération nationale des chasseurs, qui, dans une récente intervention télévisée, se félicite qu’il n’y ait que huit morts depuis le début de la saison en France), impact psychologique sur les promeneurs, etc. La liste est longue mais la chasse se poursuit, notamment grâce à son influence sur le corps politique.
L’intervention télévisée du 25 octobre 2022 où Thierry Coste se félicite de ne compter que huit morts depuis le début de l’ouverture de la chasse. © Twitter
Lobby de la chasse : un poids politique colossal
Pourquoi les associations écologistes, qui sont bien plus expérimentées et bien plus compétentes d’un point de vue scientifique, ne sont pas les principaux organismes participant à gérer les écosystèmes ? L’une des pistes d’explications est qu’elles n’ont que peu de poids politique comparativement à la Fédération nationale des chasseurs. Pour nous donner un aperçu de la puissance politique des chasseurs, Pierre Rigaux nous raconte l’exemple du putois d’Europe : « le putois d’Europe est une espèce qui n’intéresse absolument pas les chasseurs. De notre côté, on possède tous les arguments scientifiques et les validations officielles pour dire qu’il faut protéger le putois d’Europe et l’inscrire sur la liste des espèces protégées car elle est en train de disparaître notamment à cause de l’urbanisation et de l’intensification de l’agriculture. Cela fait six ans qu’on tente de placer le putois d’Europe sur cette liste mais les chasseurs s’y opposent fermement parce que symboliquement cela retire une espèce potentielle à chasser et qu’ils ont peur d’un phénomène de pente glissante ; c’est-à-dire qu’ils pensent que ce classement sera la première étape d’une réduction cruciale des espèces chassables ». Enfin, on trouve des pratiques presque mafieuses dans l’univers de la chasse, comme le fait de contraindre des organisations non gouvernementales écologistes à poursuivre des partenariats sous réserve de ne plus toucher de subventions ou encore des menaces de mort et des agressions, dont Pierre Rigaux fait régulièrement les frais.
Abolir la chasse
Faisons le point : la chasse est un loisir qui ne sert pas – pour la grande majorité de son activité – à réguler nos écosystèmes, est le terrain de pratiques barbares, a de nombreuses répercussions négatives et jouit d’une mainmise politique sans pareille qui permet de maintenir une activité avec pour seule finalité les intérêts privés des chasseurs contre l’intérêt général. Face à ce constat, Pierre Rigaux s’interroge : « d’un point de vue philosophique, on peut questionner notre vision du monde beaucoup trop basée sur une volonté perpétuelle de domination écrasante des autres espèces ». Le naturaliste fait ici référence au spécisme largement répandu au sein de notre société, qui est pourtant une position extrêmement difficile à soutenir. Elle est d’ailleurs quasi inexistante dans la littérature spécialisée en éthique animale.
Cette vidéo de Thibault Giraud, docteur et vulgarisateur en philosophie, alias Mr Phi, synthétise la littérature existante soutenant la position spéciste et les contre-arguments largement consensuels qui démontrent la difficulté de soutenir rationnellement une telle position. © YouTube
Si abolir la chasse est un doux rêve dès lors que l’on voit à quel point il est difficile d’obtenir ne serait-ce qu’une seule journée par semaine sans chasse, réduire drastiquement sa portée est une urgence absolue, de même que repenser nos devoirs, nos relations et nos cohabitations avec les animaux.
Cette vidéo de Maxime Lambrecht, chercheur en éthique et vulgarisateur en philosophie politique, alias Philoxime, synthétise le propos de l’ouvrage Zoopolis, de Sue Donaldson et Will Kymlicka, qui repense la théorie des droits des animaux à l’aide des théories de la justice libérale et de la théorie de la citoyenneté. © YouTube