Archéologie & paléoanthropologie
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À retenir. Une équipe dirigée par l’IPHES-CERCA décrit, dans Scientific Reports, un épisode de cannibalisme humain survenu il y a environ 5 700 ans dans la Sierra de Atapuerca (caverne d’El Mirador, Burgos). Sur les restes d’au moins 11 individus — dont des enfants — les chercheurs identifient des marques de découpe, des morsures humaines, des fractures « os frais » pour l’extraction de la moelle et des indices de cuisson/ébullition, compatibles avec une violence intergroupe plutôt qu’un rituel funéraire ou une famine.
Table des matières
- Contexte scientifique et historique
- L’étude : méthodes, datations et principaux résultats
- Interprétations : violence, non-famine, non-rituel
- Antécédents à El Mirador et comparaisons européennes
- Implications anthropologiques et psychologiques
- Limites, questions ouvertes et prochaines étapes
- Ressources & sources

1) Contexte scientifique et historique
Le Néolithique européen, loin d’être un long fleuve pacifié, se caractérise par des tensions liées à la sédentarisation, à la propriété foncière naissante, à la domestication animale et à la compétition pour des ressources concentrées (eau, pâturages, sols fertiles). La Sierra de Atapuerca (Burgos, Espagne) est un observatoire majeur de ces dynamiques grâce à une stratigraphie riche couvrant près d’un million d’années. Dans la caverne d’El Mirador, plusieurs niveaux d’occupation néolithiques et protohistoriques ont déjà livré des assemblages humains et fauniques permettant d’étudier les pratiques de subsistance, les modes funéraires et, plus rarement, les manifestations extrêmes de violence collective comme le cannibalisme.
2) L’étude : méthodes, datations et principaux résultats
Signée par Palmira Saladié et collègues (IPHES-CERCA), l’étude parue le 7 août 2025 dans Scientific Reports s’appuie sur une analyse taphonomique exhaustive de centaines de fragments osseux attribuables à au moins 11 individus (enfants, adolescents et adultes). Les chercheurs décrivent des marques de dépouillement et de désarticulation (coupures fines et répétitives sur insertions musculaires), des morsures humaines identifiables par leur morphologie, des fractures en spirale sur os frais (extraction de moelle), ainsi que des altérations thermiques compatibles avec la cuisson et l’ébullition. Des datations radiocarbone situent l’événement entre ~5 573 et ~5 709 ans avant présent (Néolithique final), tandis que l’isotopie du strontium (⁸⁷Sr/⁸⁶Sr) indique des signatures locales, cohérentes avec un groupe familial nucléaire ou étendu abattu et consommé en un laps de temps très court.
« Ce n’était ni une tradition funéraire ni une réponse à une famine extrême ; tout indique un épisode de violence rapide, probablement lié à un conflit entre communautés voisines », résument les auteurs.
Au plan méthodologique, la force de l’étude est d’intégrer plusieurs faisceaux de preuves — lames osseuses, distribution anatomique, microtraces de surface, chaînes opératoires de boucherie —, réduisant les ambiguïtés interprétatives. La convergence des indicateurs rend l’hypothèse consommation humaine nettement plus parcimonieuse que celles d’une manipulation symbolique non-consomptive ou d’une simple déstructuration post-dépositionnelle.
3) Interprétations : violence, non-famine, non-rituel
L’équipe privilégie une lecture conflictuelle : attaque ciblée d’un groupe proche, mise à mort, traitement carné systématique des corps (y compris extraction de moelle et consommation de tissus à forte densité calorique), et abandon rapide des restes. Trois éléments récusent l’hypothèse d’une famine prolongée : (1) l’exécution rapide de la séquence (quelques jours), (2) le profil isotopique local excluant des « migrants de crise », et (3) l’absence d’autres marqueurs paléoenvironnementaux de stress extrême. De même, les patterns ne coïncident pas avec des protocoles funéraires structurés : pas de sélection d’éléments symboliques, pas de dépôt organisé, pas de traces d’ossuaires intentionnels. Le design opératoire observé est celui d’une boucherie experte, proche de celle appliquée aux ongulés, avec optimisation calorique (moelle, cerveaux, grands groupes musculaires).
4) Antécédents à El Mirador et comparaisons européennes
El Mirador n’en est pas à son premier signal. Au début des années 2000, une étude parue dans l’American Journal of Physical Anthropology a documenté, pour la période du Bronze (~4 600–4 100 cal BP), des marques de découpe, des morsures humaines, des altérations thermiques et des fractures intentionnelles chez six individus, plaidant déjà pour un cannibalisme gastronomique. L’épisode néolithique plus ancien décrit en 2025 suggère récurrence des pratiques de traitement consomptif des ennemis à l’échelle du site, dans des contextes historiques distincts. Hors péninsule Ibérique, l’équipe IPHES-CERCA a aussi contribué à l’étude de restes de Magdaliens (Maszycka, Pologne) (~18 000 ans), où l’analyse de 53 os humains appartenant à au moins 10 personnes montre des traces de boucherie crânienne compatibles avec l’extraction de cerveau, possiblement dans un cadre de violence de guerre.
Site | Âge (cal BP) | Individus min. | Signes clefs | Interprétation dominante |
---|---|---|---|---|
El Mirador (niveau Néolithique) | ~5 709–5 573 | ≥ 11 | Découpe, morsures humaines, fractures « os frais », cuisson/ébullition, isotopie locale | Violence intergroupe, consommation systématique |
El Mirador (niveau Bronze) | ~4 600–4 100 | 6 | Découpe, morsures humaines, cuisson, bris intentionnel | Cannibalisme gastronomique |
Maszycka (Pologne) | ~18 000 | ≥ 10 | Butchery crânienne, fractures, sélection tissu riche | Consommation en contexte conflictuel |
5) Implications anthropologiques et psychologiques
Au-delà du spectaculaire, ces données éclairent la fabrication sociale de la violence. Le cannibalisme de guerre — attesté ethnographiquement — vise autant l’élimination matérielle de l’ennemi que son anéantissement symbolique (déni de sépulture, désintégration des identités corporelles). Au Néolithique, la transition vers des sociétés plus denses et plus hiérarchisées multiplie les frictions : délimitation de terroirs, concurrence foncière, différenciations statutaires. Psychologiquement, la « consommation de l’autre » peut opérer comme message politique adressé aux groupes voisins, en même temps qu’elle mobilise des savoir-faire de boucherie experte. Ce qui transparaît ici, c’est moins l’exception que la capacité humaine à l’industrialisation de la violence lorsque conditions démographiques, économiques et territoriales convergent.
6) Limites, questions ouvertes et prochaines étapes
Plusieurs points restent ouverts : l’identification des agresseurs (voisins immédiats ? arrivants ?), la séquence précise des opérations (ordre des traitements thermiques et mécaniques), et la portée de l’épisode (représentatif ou extrême ?). Les auteurs appellent à étendre l’échantillonnage isotopique (Sr, O), à développer des analyses micro-usures standardisées sur dents humaines (pattern de morsure), et à corréler finement les indicateurs paléoenvironnementaux pour discerner les détonateurs (stress hydrique, rendements agricoles, pression démographique). L’excellence stratigraphique d’Atapuerca, l’accès à des protocoles de fouille réfutables et la mise en open data des micro-traces sont ici décisifs pour renforcer la réplicabilité.
7) Ressources & sources (accès direct)
- Saladié, P. et al. (2025). Evidence of neolithic cannibalism among farming communities at El Mirador cave, Sierra de Atapuerca, Spain, Scientific Reports. Voir aussi l’indexation PubMed.
- Cáceres, I. et al. (2007). Evidence for Bronze Age cannibalism in El Mirador Cave, American Journal of Physical Anthropology.
- Marginedas, F. et al. (2025). New insights of cultural cannibalism amongst Magdalenian groups at Maszycka Cave, Poland, Scientific Reports.
- Communiqué IPHES-CERCA : New episode of cannibalism during the Late Neolithic at El Mirador cave.
- Contexte média : Euronews, El País (science).
Présentation de terrain « #Atapuerca2025 — Cueva El Mirador » (YouTube) : https://www.youtube.com/watch?v=fVY2XEKQrJI